dimanche 14 juillet 2002

l'esprit qui danse

sur la performance thought/action de Frank van de Ven et Peter Snow

La performance que Frank van de Ven et Peter Snow ont présentée à Amsterdam, Bruxelles et Gand en juin 2002, thought/action (pensée/action) est une pure manifestation de ce que la transdisciplinarité peut offrir à la créativité sous toutes ses formes. Cela est d'autant plus flagrant que leur principe de construction (je l'entends dans le sens avant-gardiste de constructivisme, quand les processus d'élaboration, les matériaux de fabrication et les connections entre les différents éléments sont à la base d'une œuvre) sans être dominant ni ostentatoire est visible à chaque instant, comme cela n'est possible que dans l'improvisation. Des deux hommes, a priori l'un danse – une danse complexe, dynamique, en dehors de toute forme – et l'autre parle – un discours adressé indifféremment au public ou à son partenaire, qui questionne plus qu'il ne propose. Parfois ils se rencontrent, s'imitent, échangent leurs rôles pour un instant. C'est un moment de vie intense, à la fois absurde et familier, comme si tous les mouvements et toutes les pensées d'une journée se carambolaient en quarante-cinq minutes et dans vingt mètres carrés.

Il est malaisé de définir comment nous apparaît dans le travail de ces deux artistes cette spécificité esthétique et pratique qu'ils partagent et qui fait que tout en venant clairement de disciplines différentes, ils sont à même d'élaborer en commun une improvisation cohérente – et passionnante – à partir de ce chaos totalement ouvert de tous les mouvements que le corps peut offrir à la danse et toutes les paroles peuvent offrir au… théâtre (le terme peut sembler ici étrange mais peut-être devrait-il se rafraîchir enfin en s'appliquant à ce que Peter Snow propose ici plutôt qu'à cette forme morbide et boursouflée que nous connaissons encore en France).

On peut savoir en effet que Frank van de Ven, tout en perfectionnant sans cesse sa danse autant dans sa physicalité que dans son esthétique dans un parcours comprenant notamment neuf années au sein de la compagnie Maijuku du chorégraphe japonais Min Tanaka, est féru de philosophie et de s'alimente de lectures et de collaborations avec différents intellectuels, ou que Peter Snow quand il n'est pas metteur en scène, chercheur ou enseignant en spectacle vivant se soumet à la discipline du body weather, cet technique de recherche et d'expérimentation chorégraphique mise au point par le même Tanaka il y a une vingtaine d'années. On peut savoir aussi que les deux hommes ont commencé à travailler il y a quelques années pour différents projets, en Australie et en Europe, qu'ils en ont tiré des performances, des vidéos, un enseignement en commun, cela ne nous enseigne pas comment lors de ces trois performances, comme je le suppose lors de toutes les autres, ils ont pu tirer de l'instantanéité du faire cette matière si riche de mots et de danse qui se condense et se concentre avec chaque fois autant de justesse que de spontanéité.

Nous les voyons alors comme deux chiffonniers débarqués de l'univers de Beckett et qui sortiraient de leurs sacs de toile de jute des éléments disparates de la ferraille qu'ils ont glanée au cours de leurs pérégrinations, les jetteraient avec désinvolture sur le sol devant eux et les laisseraient prendre chaque soir une nouvelle forme qui s'avérerait toujours précise, émouvante, une œuvre d'art complète, éphémère et individualisée pour chaque présentation. Mais la seconde exemplarité de leur travail après la démarche transdisciplinaire est la dimension d'improvisation, totalement structurelle et rendant possible cette émergence de l'œuvre – personne, pas même Beckett, ne peut écrire ce qu'il se passe entre ces deux hommes, et ce qu'il se passe entre eux et le public. C'est dans cette découverte et cette invention d'eux-mêmes, à chaque fois et à chaque instant, qu'ils puisent cette énergie particulière, et c'est en se faisant alors les médiateurs entre le chaos des possibles et les spectateurs qu'ils sont dans un processus artistique abouti, dans ce subtil agencement du médium qui fait qu'ils se communiquent eux-mêmes au niveau de communication précis qui cherche à créer le spectateur le plus pertinent, dans une nouvelle occurrence de ce que Umberto Eco avançait au sujet des arts informels dans L'Œuvre Ouverte (Opera Aperta, 1965).

Depuis longtemps les musiciens remplacent le terme d'improvisation par celui de composition instantanée, qui met en évidence l'équivalence de la démarche en terme de complexité et de rigueur, augmenté alors dans le cas de l'improvisation par un rapport sensible au public spécifique et générateur, un tour de force intellectuel et émotionnel qui conjugue au moment et dans l'espace de la performance tout un univers de vécus, artistique ou non. S'il y a une musicalité dans le travail de Peter Snow et Frank van de Ven, elle n'est pas métaphorique, mais dans la mise en place de thèmes, l'évolution, le contrepoint, la résolution, les répons, le contre-chant... Il n'est d'ailleurs pas étonnant que le vocabulaire de la musique soit approprié pour évoquer ce travail, qui n'appartient plus à la danse ou au théâtre mais à l'art hors toute discipline. J'y retrouve là l'enseignement du body weather que j'ai évoqué plus haut et qui fait partir du bagage des deux hommes : lorsqu'il s'est agi de créer au tournant du siècle dernier la danse la plus réelle possible, les fondateurs du butoh sont allé invoquer toute forme de mouvement potentiellement contenu dans le corps humain, toute forme d'émotion de la psyché humaine, sur la base de ce que tous les corps ont en commun et peuvent se transmettre au niveau le plus élémentaire. Ici nous passons à une autre étape, une nouvelle forme de danse de l'esprit, avec cette même énergie cathartique, grotesque ou dramatique.

Dans l'intitulé de la pièce – thought/action – il serait bien entendu simpliste de cantonner le travail de Peter Snow au domaine de la pensée et celui de Frank van de Ven à celui de l'action : le contraire serait déjà plus intéressant, ne pas catégoriser est en définitive la meilleure solution. Nous sommes en fait confronté à deux formes de pensée/action qui se rejoignent aux niveaux de la pensée et de l'action qui deviennent des éléments plus caractéristiques du processus et du résultat que le fait que l'on assiste à de la danse ou du théâtre. Ce n'est bien entendu pas le sujet de ce travail qui serait alors bien bouclé sur lui-même : il est bien question ici d'une unité du vécu – ou du vivable – humain qui déborde largement le champ artistique et concerne tout un chacun – n'est-ce pas un invariant de la qualité artistique ? Il est de toute façon presque criminel de vouloir analyser ce à quoi assiste le spectateur et bienheureux celui qui verra en toute innocence – mais il est indispensable de s'offrir le luxe d'être innocent pour jouir de l'art – les prochaines représentations et vivra en toute intensité ce qui lui est proposé dans ce travail dont on attend les développements avec impatience.


article inédit, juillet 2002

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