lundi 29 février 2016

Tchernobyl, suite et jamais de fin


Nous voici en 2016, la date limite de vie du sarcophage de béton contenant le réacteur fondu de Tchernobyl, construit en urgence au prix de la santé et de la vie des ouvriers ukrainiens après la catastrophe de 1986. 

Une nouvelle arche de confinement – dont la construction a été confiée à Bouygues et Vinci, fleurons de l’industrie et du lobbyisme français –, aurait dû voir le jour dès 2005, mais la construction n’a finalement commencé qu’en 2010 et son achèvement prévu pour 2012 est repoussé sans cesse – aujourd’hui il est question de fin 2017… Evidemment le chantier n’est pas simple, l’arche est colossale (108 mètres de haut, 257 mètres de portée sur 162 mètres de long) et devra se déplacer sur des rails pour couvrir le sarcophage obsolète –, et les conditions de travail sont périlleuses en zone contaminée. 

Pourtant les aléas du chantier de l’arche de confinement ne sont pas la principale menace que fait peser Tchernobyl sur l’Europe aujourd’hui : au cours de l’année 2015, un certain nombre d’incendies de forêt se sont déclarés dans la zone d’exclusion qui entoure la centrale désaffectée. Or, ces forêts dont le sol est tapissé d’un épais tapis de feuilles mortes qui ne pourrissent jamais, fautes des micro-organismes nécessaires à la décomposition, sont aussi saturées de poussières radioactives – certaines désormais incorporées dans le bois des arbres – qui sont transportées dans l’atmosphère par la fumée des incendies et peuvent voyager sur de longues distances. Certaines de ces poussières, comme le Strontium-90, une fois absorbées par des organismes vivants se fixent dans les os et s’attaquent lentement mais sûrement aux tissus les entourant…

La conjonction du réchauffement climatique et de la déliquescence des services publics de l’entretien forestier, suite à la conversion forcée au capitalisme, a rendu les incendies de forêts en ex-URSS de plus en plus courants – et que ce soit en Ukraine, au Belarus ou en Russie, celles-ci sont contaminées largement au delà de la zone d’exclusion de Tchernobyl. Mais la fréquence, les circonstances et la localisation des incendies de la forêt de Tchernobylskaïa Puchtcha laissent fortement à penser qu’ils sont d’origine criminelle, et les autorités continuent à s’interroger sur les motivations des incendiaires – on ne peut pas ne pas évoquer une possible entreprise de déstabilisation orchestrée par la Russie dans le cadre du bras de fer autour du Donbass. Pour le moment le gouvernement ukrainien assure qu’il n’y a pas de danger de contamination, mais la culture de secret et de la dénégation que partagent l’industrie nucléaire et les gouvernements postsoviétiques n’incitent guère à la confiance.

Publié dans Siné Mensuel N° 50 février 2016

mercredi 6 janvier 2016

Refugees Welcome!


En Autriche, devenue plus ou moins le centre de l’Europe depuis le dernier élargissement de cette dernière à l’Est, la crise des réfugiés a commencé bien avant qu’on en ait conscience en France, et continue aujourd’hui, quand notre pays est passé à autre chose. Plus de 500 000 migrants ont franchi ses frontières depuis le début de l’année 2015, dont la majorité n’a fait que transiter – seul 63 000 ayant fait une demande d’asile. Plusieurs milliers continuent chaque jour à entrer en provenance de Slovénie et de Croatie – maintenant que la Hongrie de Viktor Orbán  a clôturé sa frontière méridionale. 

Centrale dans cette crise, L’Autriche ne l’est pas que géographiquement : passage obligé entre les Balkans et la terre promise qu’est devenue l’Allemagne, elle est le premier pays riche et stable de la route orientale vers l’Europe. Franchir sa frontière est donc un vrai soulagement pour ceux qui ayant fui leurs pays en guerre ou en faillite, passé en Grèce au péril de leurs vies, ont dû traverser les pays d’ex-Yougoslavie toujours à la peine de sortir de leur 20ème siècle tourmenté… C’est d’ailleurs la décision mi-juin de la Macédoine débordée par les migrants cherchant à quitter la Grèce (qui rappelons-le fait partie de l’espace Schengen sans avoir de frontière terrestre commune avec aucun autre membre) de leur accorder un visa de trois jours – le temps de traverser le pays vers la Serbie – qui a ouvert cette route, plus sûre que celle de la Méditerranée. 

Si l’Autriche souffre du flou des compétences respectives de ses Bundesländers et de l’état fédéral dans les affaires exceptionnelles comme l’accueil de réfugiés, d’un gouvernement de coalition (sociaux-démocrates du SPÖ et conservateurs de l’ÖVP) aux discours et actions parfois contradictoires et du poids d’une extrême droite décomplexée, la société civile n’a pas attendu pour réagir à l’arrivée des migrants. Un réseau de solidarité informel s’est vite mis en place pour gérer la situation humanitaire et faire pression sur les pouvoirs publics trop peu réactifs. Outre la prise en charge des nouveaux arrivants à la frontière hongroise, les actions se sont d’abord portées sur l’amélioration des conditions de vie dans le camp de réfugiés de Traiskirchen – près de Vienne –, ouvert depuis la seconde guerre mondiale, ayant accueilli successivement Hongrois, Tchécoslovaques, Vietnamiens, Yougoslaves au gré des soubresauts de l’histoire – et privatisé dans des conditions contestée en 2003. 

Tout l’été, des volontaires sont venus apporter nourriture, vêtements, couvertures et médicaments dans les grandes gares viennoises transformées en camps de transit, ou simplement applaudir à l’arrivée des trains en provenance de l’est et participer à de nombreuses manifestations et actions de soutien. Les réfugiés se sont mêlés aux centaines de milliers de touristes qui sillonnent la capitale autrichienne et font la richesse du pays, avant de reprendre leur périple vers l’Allemagne ou la Suède, même si l’Autriche et ses 8,5 millions d’habitants reste le pays ayant le plus de demandeurs d’asile par habitant.

Publié dans Siné Mensuel N°49, Janvier 2016

mardi 19 mai 2015

The Electric Way


As a musician playing an electrically amplified instrument, I’ve always struggled with the vocabulary we use to communicate about sound. To describe music, we can use and combine different systems of notation, and rely on the common knowledge we all have of how traditional instruments sound. When it comes to the sound of electric, electronic or digital instruments for which the choice or the creation of new sounds is essential, and the potential modifications are infinite, even after almost one century (the first electronic instrument – the theremin – was created around 1927) we are in an open field of incommunicable subjective sensations. Worse, the logic of modernist (also a century old concept) music is to make previous sounds and the attached vocabulary obsolete. And when it comes to what I’d call ‘informal’ music – that is music that aims at being free from any preexisting forms – in terms of rhythm, harmony, melody but also of sound –, the problem is even bigger.

A few weeks ago I was recording with the improvisation guitar orchestra Soft Power Ensemble of Vienna in the RadioKulturhaus studio in Vienna and we were re-working a song I proposed to the ensemble, a challenging parametric improvisation piece that is quite purely raw sound. The Soft Power Ensemble of Vienna comprises 10 electric guitars and this piece is mostly based on the continuous fast strumming of undetermined chords – that is 60 strings playing a random combination of amplified and distorted notes in the fastest pace possible – topped by cymbal rolls. Far from being a static chaos, the song evolves within its sonic mass with slight rhythmical and harmonic variations improvised by the musicians, tonal modulations created by electronic guitar effects, involuntary incidents, frequencies collisions, etc. – so each time we play it, it can be quite different within its constraining limits and this means also that the quality of its execution can vary enormously. We’ve been playing the piece – whose unsubtle but eloquent working title is Razor Wired Wall of Sound – for a few months now, in the studio or on stage, and we had to find a way to discuss it. Tell when the song was good, why it was good and what we had to do to make it good, when the starting instructions keep as simple as: 'fast strumming of a random chord with distortion for x minutes' (there is more but that is the core of it). 

There is a story, or a myth – one could call it a meme nowadays – that is often told jokingly amongst noise and improvisation musicians – who easily claim that they believe it, or at least act as if they do … I don’t remember if it’s originating in some ancient mythology, mystic philosophy, music history, visionary science fiction or pseudo-scientific esotericism, probably all of it. It says that since the universe is made of vibrations (that is not untrue, though an oversimplification of quantum mechanics), music and sounds are able to recreate a universe and the more frequencies they develop, the more complex the universe, independent of the music itself but as an effect of some magical physics (where analogical thinking makes sonic frequencies and energy waves the same thing). And the far-stretched logic of it is that if you can play an infinity of frequencies at the same time, you become the demiurgic creator of a new universe, or you are even creating the actual universe itself in a kind of ultimate feedback. And the louder, the better! Like I said, nobody really believes this but isn’t this what mythology is: an unconscious cultural subtext to all human activities? I can’t help thinking that when I propose to the ensemble a piece such as the one I evoked before, this kind of idea is in the back of my mind, as a joke as much as a childish wish that magic would exist for real. 

When we started to play Razor Wired Wall of Sound it was necessary to find a vocabulary that would allow me to express the nuances I expected for something that might seem devoid of any (it has been once described by a member of an audience as '10 minutes of white noise' – it must have been a bad version that night), and it happened to work when I used somehow 'mystic' words. Once I had described the piece as 'contemplative' or 'meditative' and asked the musicians to aim at 'plenitude' and 'fulfillment', the piece settled down. Though it would still be 10 guitarists strumming vehemently their instruments and 2 drummers beating their cymbals and none of us becoming suddenly adept of Buddhist wisdom. Would I fail to remind us of these few words before we play, we would easily produce a brutal and noisy cacophony – I voluntarily blur here the distinction between playing instructions and sound instructions as there are almost no other musical elements in this work than sound. Maybe the words I use there have a certain truth that come through, maybe I just exploit a meaning they acquired as mere clichés and I could talk about a big chocolate cake to reach the same result, but they help me to achieve the sound I’m looking for – without even mentioning sound.

The infamous Japanese musician Keiji Haino has been quoted saying that the reason why extreme loudness is a key element of his sound is because God is speaking through his guitar. I don’t know what God he’s talking about, and I don’t know whether he believes in this or not – but it doesn’t matter because it is perfectly clear in term of sound and music and it shifts the aesthetical issues to a completely different level.

published in Paradigmata n°12, May 2015

lundi 5 janvier 2015

De l’eau dans le gaz à Vienne


Vous ne connaissez pas Dmitro Vassilovitch Firtach, le magnat ukrainien du gaz, des engrais, du titane, de la banque et des médias (quand c’est en ex-URSS on appelle ça un oligarque, ici ce serait un entrepreneur talentueux ayant de l’entregent) – et quatrième fortune d’Ukraine ? 

Ça peut se comprendre, d’un certain côté il affectionne une certaine discrétion quand il s’agit de s’expliquer sur quelles compagnies il détient réellement, dans quel paradis fiscal elles sont domiciliées, quel mafieux russe lui a mit le pied à l’étrier dans les années 1990 quand il est passé en quelques années d’une petite entreprise d’import-export de boites de conserves entre l’Ouzbékistan et l’Ukraine à un gros business de commerce de gaz, quelle banque lui a prêté une poignée de milliards dans les années 2000 pour s’assurer le monopole de l’achat de gaz à la compagnie russe Gazprom pour l’Ukraine présidée alors par son ami Ianoukovitch (en fuite depuis), faire fortune et diversifier son empire naissant, et quelles sont ses connections avec le pouvoir russe…

Par contre il aime s’afficher comme philanthrope, bienfaiteur des arts, de la culture et de l’éducation, initiateur et financeur d’une chaire d’études ukrainiennes à l’Université de Cambridge, président de la Fédération des Employeurs d’Ukraine, ayant des oreilles à Bruxelles et à Londres où l’on n’hésite pas à lui demander conseil sur la situation de son pays, organisateur de rencontres entre les candidats au dernières élections ukrainiennes, et même dernièrement promoteur de l’indépendance et de la neutralité de l’Ukraine, alors qu’on le connaissait plutôt comme grand défenseur – et bénéficiaire – des intérêts russes... Mais comme il le dit lui-même, il a assez investi en Ukraine pour vouloir que le pays continue à exister !

Dernièrement Dmitro Firtach ne voyage plus entre Moscou, Kiev, Chypre, la Suisse et Londres (entre autres) où il a pourtant bien des affaires en cours. Il est bien malgré lui résident permanent à Vienne, où il a été arrêté au printemps dernier suite à un mandat d’arrêt international lancé par le FBI, portant sur des accusations de corruption à haut niveau pour la construction d’une usine de titane en Inde en 2006. L’affaire qui traînait depuis est ressortie comme par hasard juste avant le référendum en Crimée sur le rattachement à la Russie ! Rassurez-vous, il n’aura passé que quelques jours en prison, d’où il est sorti après avoir versé la caution record de 125 millions d’euros. On a appris récemment par une indiscrétion du FBI que la somme lui a été prêtée par Vassili Anissimov, associé de Boris Rotenberg, millionnaire russe et ami proche de Vladimir Poutine, et président de la Fédération de Judo de Russie (c’est un poste de pouvoir là-bas, Poutine aime bien le judo. Nous on a Douillet). Firtash attend depuis à Vienne que l’instruction de la demande d’extradition soit bouclée – mais cela ne l’empêche pas de continuer les affaires et la politique, et il proclame que de toute façon il aime beaucoup la capitale autrichienne…

Publié dans Siné Mensuel n°38, Janvier 2015

mercredi 3 décembre 2014

Quand les syndicats allemands font pipi debout


Vous savez quoi ? Les cuvettes de WC en Allemagne n’ont pas la même forme qu’en France, et il est quasiment impossible d’y uriner debout sans causer d’éclaboussures. D’où la requête faite aux hommes de tomber la culotte et de s’asseoir pour faire leurs petites affaires, ce afin d’éviter des désagréments aux autres usagers et à ceux qui nettoient – donc essentiellement aux femmes. 

Cela fait ricaner les français en visite et éveillerait chez Eric Zemmour un courroux bien viril, mais cela fait partie des différences subtiles entre nos deux pays qui peuvent mener à une totale incompréhension – un peu comme quand nos journalistes et politiques glosent sur le taux de syndiqués mirobolant et le merveilleux dialogue social en Allemagne, sans savoir apparemment à quel point les droits syndicaux allemand et français diffèrent.

Alors que chaque grève en France nous donne droit au couplet : « ce n’est pas comme ça que ça se passerait en Allemagne »,  tâchons de comprendre ce qui est à l’œuvre dans la série de grèves qui a ébranlé Deutsche Bahn (la compagnie ferroviaire publique allemande) et donc tout le pays ces derniers mois : six grèves depuis septembre, de plus en plus longues et de plus en plus dures (et bien placées avec ça : pendant les vacances, le championnat de foot, les célébrations de la chute du mur de Berlin…) La grève portant autant sur le transport de marchandises que sur celui des voyageurs, l’industrie métallurgique s’est même vite inquiétée d’un colossal manque à gagner si les matières premières venait à manquer.

Depuis l’après-guerre jusque récemment, la représentation syndicale en Allemagne était sous un régime de monopole des grands syndicats, selon le principe de l’unité tarifaire : un syndicat majoritaire pouvait négocier seul un accord salarial par catégorie de salariés et par entreprise - pas étonnant que l’on soit fortement incliné à se syndiquer dans le-dit syndicat majoritaire. Bien pratique pour le patronat et le gouvernement – le secret derrière le fameux dialogue social à l’allemande –, moins convaincant au niveau efficacité et surtout en ce qui concerne diversité syndicale et liberté de choix – d’où la décision du Tribunal Fédéral du Travail de supprimer ce monopole en 2010. 

Evidemment cette nouvelle donne bouscule un peu les choses, et beaucoup ont été rapides à proclamer que cette grève est surtout le fruit d’un conflit inter-syndicats causé par un syndicat minoritaire jouant des coudes pour se faire une place dans la cour des grands. Cette vision des choses omet le fait que le syndicat à l’origine de la grève, GDL (Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer – essayez de dire ça d’un coup pour voir), bien que pesant beaucoup moins que les syndicats géants du secteur industriel, est non seulement le principal syndicat de conducteurs de train, mais aussi le plus vieux syndicat en activité en Allemagne – fondé au milieu du 19ème siècle, ayant survécu au régime nazi, premier syndicat libre à l’est après la réunification. Pas vraiment des blancs-becs ni des gauchistes illuminés !

Le comique de la chose est qu’alors que le gouvernement allemand est en train de concocter dare-dare une loi – voire une révision constitutionnelle – revenant sur l’abrogation de l’unité tarifaire pour se débarrasser des syndicats minoritaires, les  négociations entre GDL et Deutsche Bahn achoppent essentiellement sur le fait que GDL veut aussi pouvoir représenter et négocier hausse de salaire et réduction de temps de travail pour les contrôleurs, les stewards et autres personnels ferroviaires. Deutsche Bahn a tout d’abord fait donner la grosse artillerie, tentant en vain de faire interdire la grève en portant l’affaire devant les tribunaux du travail de différents Länder – le jugement final signalant que si une grève n’avait pas d’impact négatif, elle n’aurait aucune efficacité –, et organisant la classique campagne médiatique sur la prise d’otage des usagers ou l’irresponsabilité des grévistes quand le pays est en crise. Mais finalement la table des négociations s’est ouverte et GDL a accepté de raccourcir la grève de deux jours – il semblerait qu’ils ne soient pas les affreux idéologues jusqu’au-boutistes contre lesquels médias et gouvernement se sont déchainés, mais ça on n’en parle plus…

Publié dans Siné Mensuel n°37, décembre 2014

mercredi 3 septembre 2014

Hypo Alpe Adria, la banque qui met l’Autriche à découvert


Ha ça, quand une drag-queen à barbe gagne l’Eurovision, les médias français en parlent de l’Autriche, mais quand une grosse banque mouillée dans une myriade d’affaires louches – du copinage avec l’extrême droite de Jorg Haider au blanchiment d’argent de la mafia serbe – et nationalisée en 2009 pour sauver les meubles, finit par se crasher en rase campagne, il n’y a plus personne ! Pourtant la chute d’Hypo Group Alpe Adria est la plus grande faillite bancaire en Europe depuis les années 1930, et ce dans un des pays les mieux portants de la zone euro !


Banque à la papa devenue holding au début des années 1990, la HGAA s’est considérablement enrichie sur les dépouilles de la Yougoslavie d’après-guerre, grâce à la garantie du länder de Carinthie sous le gouvernement de Haider, qu’elle finance aveuglément en contrepartie, puis de la Banque Publique de Bavière – sur fond de corruption et détournements. Fragilisée par ses pratiques douteuses, elle se prend la crise de 2008 de plein fouet, obligeant  l’Autriche à racheter  les parts de la Bayerische Landesbank pour un euro symbolique ! Cette nationalisation n’aura servie à rien et l’épilogue de ce scandale financier arrive aujourd’hui avec le vote en juillet par le parlement autrichien d’un plan de liquidation de HGAA – quoique les grandes institutions financières comme la BCE ou la Banque Mondiale n’apprécient guère comment l’Autriche interprète certaines régulations internationales, et les créanciers spoliés en appellent à la justice… 

Au final, l’état autrichien devra dépenser 19 milliards d’euros pour éponger les dettes d’HGAA, doublant son déficit de 2013 à 2014 et explosant la dette extérieure qui passe à 80% de son PIB. Mais tout plutôt que la faillite qui écornerait sa crédibilité de place financière – il ne faut oublier qu’à l’instar de ses voisins suisses, mais plus discrètement, l’Autriche est un paradis fiscal qui tire une part non négligeable de sa richesse de son industrie bancaire…
Ces 19 milliards évaporés passent évidemment mal auprès des Autrichiens, et pour que ce que représente la perte de cette somme soit bien compris, un groupe d’étudiants en architecture de l’Université Technique de Vienne a conçu Hypotopia, un projet de ville futuriste, écologique, énergétiquement autonome, avec écoles, stade, musées, hôpitaux…  Les viennois pourront bientôt admirer une maquette de cette ville qui n’existera jamais et aurait pu recevoir 100 000 habitants – ce qui en ferait la sixième ville du pays !

Publié dans Siné Mensuel n°34, Septembre 2014

jeudi 3 avril 2014

Colère Bosniaque


On aimerait recevoir des nouvelles des Balkans sans qu’il soit question de troubles, d’émeutes, de corruption mafieuse ou de dérives nationalistes, mais c’est encore raté – cette fois c’est la Bosnie-Herzégovine qui s’y colle. Et là c’est encore plus compliqué que d’habitude…

La naissance du conflit début février a un goût de déjà vu : quelques  entreprises de Tuzla – troisième ville de Bosnie-Herzégovine, située dans le nord du pays – privatisées à la va-vite et en toute obscurité font vite faillite après avoir été pressurisées, et laissent leurs employés sur le carreau. Or rien de pire que d’être au chômage en Bosnie-Herzégovine, où l’omniprésente corruption économique et politique fait que pratiquement le seul moyen d’obtenir un emploi est soit de l’acheter, soit d’être adhérent à un des partis ethno-politiques qui contrôlent le marché du travail – comme le reste du pays. 

De nombreuses villes bosniennes se joignent assez vite aux protestations des chômeurs de Tuzla – l’atmosphère est fiévreuse depuis plusieurs mois – mais après quelques épisodes de violences policières, les choses passent à la vitesse supérieure le 7 février et les manifestants mettent le feu une vingtaine de bâtiments du gouvernement, de l’administration et de partis politiques, entraînant la démission de quelques politiciens et de responsables de la police.  

Si certains conflits apparus ces derniers mois en Bulgarie, en Turquie ou au Brésil laissaient apparaître un certain flou dans les objectifs ou même dans l’identité des protestataires, rien de tel en Bosnie-Herzégovine. Chômeurs, étudiants, retraités et vétérans unis dans la contestation et aujourd’hui organisés en assemblées s’en prennent à un système qui ne fonctionne pas et dont les dérives sont clairement identifiées : malgré la gabegie, le chômage, l’écroulement des services publics et santé et de retraites, une armée de politiciens et bureaucrates vivent grassement sur le pays, avec des salaires dix fois supérieurs aux salaires moyens. 

Car à la libéralisation forcée de l’économie après l’explosion de la Yougoslavie communiste – une des causes majeures des nombreux conflits qui agitent l’Europe de l’Est actuellement – s’ajoutent les séquelles d’une guerre terminée il n’y a pas encore vingt ans. Pas seulement les inévitables peurs et les haines – entretenus par les nationalistes de tous bords –, mais aussi le legs de l’ONU, qui a tenté de neutraliser tout nouveau conflit en mettant en place lors des accords de Dayton un système de gouvernements ethniques – Serbes, Croates et Bosniaques – parallèles, superposés, entrelacés, pléthoriques et impuissants puisque s’annulant les uns les autres (sans parler de l’exclusion de toute autre minorité) ! En 2010, 500 millions d’euros ont été dépensés simplement pour maintenir cette bureaucratie boursouflée.

Au dessus de tout cela plane toujours le Haut Représentant de l’ONU ayant droits de véto sur toute loi votée et de révocation de tout politicien élu – droits qui n’ont plus été utilisés depuis un certain temps il est vrai – dont tout le monde souhaite le départ, tout en le craignant. Sa seule réaction aux troubles des dernières semaines a été d’évoquer la possibilité de faire donner la troupe – celles de l’UE, bien qu’on ne sache pas vraiment lesquelles – et le fait que le Haut Représentant actuel – Valentin Inzko – soit de nationalité autrichienne a eu pour certains comme un retour en bouche de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire Austro-Hongrois en 1908, qui allait déboucher sur l’attentat de Sarajevo et la colossale boucherie de 1914-18… 

Publié dans Siné Mensuel n°30, avril 2014

mercredi 15 janvier 2014

Le mariage de la carpe et du lapin


La Bulgarie n’a vraiment pas de chance ! Non seulement elle n’a jamais été colonisée par la France, mais en plus elle n’a pas de pétrole ! Et comme elle ne s’oppose même pas au gouvernement américain, tout ce qu’il s’y passe indiffère les medias hexagonaux, alors que cela fait près d’un an que les foules bulgares arpentent les avenues de Sofia en demandant la démission du gouvernement. 

Seulement, depuis la dernière fois qu’on en a parlé dans Siné Mensuel, si le gouvernement de droite de l’ancien premier ministre Boïko Borissov est bien tombé sous la pression de la rue (et suite à une vague d’immolations par le feu du plus mauvais effet), il semble que celui mis en place suite aux élections anticipées de mai dernier – à la faible participation – n’ait pas eu l’ambition ou la compétence de remédier à ce qui ne fonctionne pas en Bulgarie, et les rues ne se sont pas désemplies. 

Ce n’est pas très étonnant, vu la triple coalition contre nature qui a dû s’assembler pour former le gouvernement de Plamen Oresharski : en effet, si c’est encore le GERB, parti conservateur de Borissov, qui est majoritaire à l’assemblée bulgare, il n’a pas réussi à former d’alliance pour atteindre la majorité absolue, et c’est donc le BSP – Parti Socialiste Bulgare, héritier démarxisé du parti communiste historique, spécialiste des alliances improbables – qui a désigné un premier ministre « technocratique » avec le soutien du DPS – parti de la minorité turque de Bulgarie, libéral et originellement anti-communiste – et d’Ataka, parti d’extrême droite nationaliste, xénophobe et fortement complotiste (dont l’action est surtout de ne pas laisser siéger ses 23 députés au parlement, laissant la majorité à l’alliance BSP-DPS). 

Dès la nomination des membres du gouvernement, les protestations ont recommencé. Borissov avait été déposé notamment à cause de l’abandon de l’industrie de l’énergie à des conglomérats privés ayant fait exploser les prix de l’électricité, mais aussi suite à des accusations de collusion avec la puissante mafia bulgare, les mêmes accusations sont revenues, en plus virulentes, contre le gouvernement Oresharski. La nomination de plusieurs ministres trop visiblement liés à des pouvoirs oligarchiques – industriels, médiatiques, financiers, mafieux – a mis le feu aux poudres, et leur prompt débarquement n’a pas su arranger les choses. 

 Les manifestations se sont succédé depuis le début de l’été, aux cris de « démission » et « mafia », mais il est devenu difficile de comprendre leur véritable objet, quand celles de février dernier avaient des mots d’ordres et des objectifs clairs. Comme beaucoup de mouvements similaires en 2013, comme en Turquie ou au Brésil, cet élan plus ou moins spontané de protestation n’a pas de parti, pas de leaders, des objectifs flous, et se base sur les classes moyennes et les étudiants... Bien sûr, on y a vu défiler aussi Borissov et les membres du GERB qui n’ont pas digéré leur éviction du pouvoir, mais il semble que comme dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, les bulgares ayant gouté aux joies à la fois de la dictature stalinienne et du capitalisme prédateur, soient à la recherche d’un nouveau paradigme – et si c’était facile, ça se saurait. 

 Et le gouvernement Oresharski semble avoir réussi son pari : tenir jusqu’à l’hiver et laisser la neige vider les rues. 

Publié dans Siné Mensuel n°27, Janvier 2014

vendredi 15 février 2013

A droite toute !


"Mes paroles ont été intentionnellement mal interprétées." Z’avez déjà entendu ça quelque part ? C’est devenu un grand classique en ces temps de décomplexage droitier à l’échelle européenne… Mais qu’a bien pu écrire dans une chronique du Magyar Hirlap le journaliste Zsolt Bayer – un des membres fondateurs du parti conservateur Fidesz au pouvoir, et proche du premier ministre hongrois Viktor "Viktator" Orban – qui puisse prêter ainsi à confusion ? 

Oh, des petites choses comme : « (…) La majorité des Rroms ne sont pas dignes de vivre parmi les humains, ce sont des animaux qui se comportent comme des animaux (…), copulent avec n’importe qui n’importe où (…), font leurs besoins où et quand ça leur prend (…), veulent tout ce qu’ils voient et tuent pour l’avoir…» Bon, j’abrège parce que ça continue comme ça un moment, mais ça finit avec « la seule chose qu’ils comprennent est la force brutale (…), il faut résoudre le problème, maintenant, et de toute les façons possibles ». C’est vrai que c’est ambigu… 

Zsolt Bayer n’ayant pas de fonction au Fidesz ni de portefeuille au gouvernement, il peut servir de porte-voix officieux et d’agent provocateur à Viktor Orban – et ne s’en prive pas, multipliant les articles racistes, antisémites et xénophobes en tout impunité, organisant l’année dernière à Budapest les « Marches pour la Paix » (Orwell n’aurait pas trouvé mieux) – manifestations pro-gouvernementales, ultranationalistes et antieuropéennes (contre l’ « UERSS ») rassemblant des centaines de milliers de… petits vieux ramenés en cars de tout le pays (il font ça aussi là-bas) ou même de l’étranger. Bayer fait ainsi le pont avec le parti d’extrême droite Jobbik, ouvertement néo-nazi, nostalgique de l’hungarisme des années 1930 et adepte des milices paramilitaires – et le Fidesz a bien besoin des voix du Jobbik, étant donné que la politique autoritaire et économiquement catastrophique d’Orban est en train de faire fuir son électorat plus modéré et a amené l’opposition à enfin s’organiser après des années de chaos. 

Il y a bien eu quelques protestations de la part de l’opposition, de la commission européenne et même d’un membre du gouvernement Orban – vite rentré dans le rang –, et une plainte a été déposée et instantanément déboutée au prétexte qu’il n’y a pu eu de violences consécutives directement imputables aux propos de Bayer. Chez nous, une dépêche de l’AFP est passée inaperçue dans l’actualité brûlante de ce début d’année en Mordovie – il faut bien admettre que la crise de la zone euro de ces dernières années a causé un retour d’intérêt exclusif vers les pays fondateurs aux dépends des nouveaux membres, et c’est bien dommage, parce que ce qu’il se passe aux marches de l’Empire est plein d’enseignements et aura son lot de conséquences quand la tempête se sera calmée. Et si la Hongrie de Viktor Orban a disparu des radars français depuis la fin de sa présidence de l’Union Européenne, l’ambiance ne s’y est pas améliorée. Et notamment toutes les lois relatives à l’amélioration des conditions de vie des Rroms qui ont été votées à l’époque sous pression de l’Europe quand c’était un enjeu pour les gouvernement de droite de divers pays – notamment la France et l’Italie – ont été petit à petit détricotées, détournées ou annulées. A suivre donc, hélas… 

Publié dans Siné Mensuel n°17, Février 2013
 

lundi 15 octobre 2012

De l'atome au Soleil


À une cinquantaine de kilomètres de la Vienne Impériale en remontant le Danube, dans la riante campagne autrichienne, se niche entre fleuve et forêt la centrale de Zwentendorf, qui est sans nul doute la centrale nucléaire la moins dangereuse du monde – bien obligé puisqu’elle est restée inactive depuis l’achèvement de sa construction en 1978 ! 

Tout avait pourtant bien commencé en 1972, à part un tremblement de terre – nous ne sommes pas si loin de l’Italie du Nord où ça secoue sévère – qui avait obligé assez rapidement à démolir puis refaire les fondations, et il ne restait plus qu’à appuyer sur le bouton pour lancer la machine quand cette saloperie de démocratie s’en est mêlée ! 

Les dernières années de construction ont en effet vu la naissance et la montée en puissance du mouvement écologiste et anti-nucléaire autrichien, qui ne se contenta pas alors de négocier des places de ministres dans le gouvernement socialiste de l’époque, mais enchaîna manifestations monstres et grèves de la faim. Pour calmer la populace, le gouvernement du Chancelier Kreisky, fort du soutien des industriels et de la plupart des syndicats, décida d’organiser un référendum sur la question du nucléaire, certain de le remporter et de moucher une fois pour toute les adeptes de l’éclairage à la bougie ! 

Mais pouf pouf, les Autrichiens votèrent à 50,5% contre l’ouverture de la centrale de Zwentendorf, et dans la foulée le Parlement se senti obligé de voter une loi interdisant l’utilisation de l’énergie nucléaire en Autriche ! D’ailleurs les anti-nucléaires autrichiens semblent aujourd’hui vouloir réitérer leur exploit au niveau européen en soumettant une pétition à la Commission Européenne pour appeler à l’interdiction du nucléaire dans l’Union (faut bien que le traité de Lisbonne serve à quelque chose). 

Quant à la centrale de Zwentendorf – dont la construction puis le démantèlement auront finalement coûté un milliard d’euros, en pure perte –, elle est restée inactive depuis, et se retrouve donc la seule centrale nucléaire au monde accessible au public ! Elle a d’abord surtout servi de centre d’entraînement pour les techniciens nucléaires allemands – qui ont aussi recyclé pas mal de matériel –, mais ces dernières années elle a commencé à accueillir de nouvelles activités. D’abord elle s’est équipée en 2009 de 1000 panneaux solaires photovoltaïques qui lui ont redonnée sa vocation de centrale thermique, mais elle est aussi devenu un lieu de tournage unique pour films et shows télévisés, et accueille des tournages du monde entier… 

Publié dans Siné Mensuel n°13, Octobre 2012
  

vendredi 1 juin 2012

Amsterdam & Fascinus - Design of the In-Human



“Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées.” 
Gilles Deleuze, Félix Guattari: L’anti-Œdipe. Paris 1972


Dancing on Ashes (Amsterdam) and Dancing on Ashes (Fascinus) operate as a diptych within the series of the six Dancing on Ashes performances proposed in Stuttgart and Berlin between December 2009 and June 2011 (each performance is connected with all the other performances), and they contribute to a narrative and conceptual whole in conjunction with many other works using different media—videos, posters, installations, websites, a novel—all gathered in the transmedia project Angel Meat.

Both performances started from a Duchampian meditation on art and desire from the perspective of fetishism. They depict female characters facing objectified desire and the objects of desire—sometimes themselves—brought to the extreme, until they have become vital and metaphysical issues for the protagonists. These characters are not embodied on stage by actors and the depicted situations are not performed, but are told through a sequenced text projected in the performance space. The performances are based on two forms of historical modern ritualized erotic entertainment: cabaret and the rock concert, highly stylized and reduced to their most immediate and sensitive expression. This rooting into entertainment collides with the contemplative narrative device—that is actually the active medium of this series of performances, an investigation of the cathartic experience of collective reading, questioning stage performance as much as literature in his extended field.

Dancing on Ashes (Amsterdam) is actually a performance-installation in which there are no live performers at all, but music machines (self-playing piano and guitar, sampler...) generating a random and hypnotic music, the projected text, and the video of an Amsterdam-style erotic stand-up comedy number (performed by Ines Birkhan). The text tells the story of Yu, a young dancer who, after learning that she enters the terminal phase of a neurodegenerative disease, decides to live as intensely as possible before her forthcoming death. Having spent her childhood in the Red Light District of Amsterdam in a relative indifference toward the local sex industry, she starts a quest of self-dispossession by abandoning herself to the endless fascination offered by sex shops and sex shows, and eventually discovers the Dancing on Ashes cabaret—the core of the fictional universe of Angel Meat.

Dancing on Ashes (Fascinus) is an in situ performance conceived for the glass room of Württembergischer Kunstverein in Stuttgart, taking mainly the form of a rock concert played (staged) behind a glass wall on which the text is projected. It tells the ambiguous encounter between two of the main characters of Angel Meat: Skullface, a Berlin jeweler with a complex background revealed by a morbid facial tattoo, and Alicja, a collector and manipulative erotomaniac with twisted designs. The band assembled for the occasion (with the special participation of drummer Marco Barotti) plays a noisy, violent, and de-constructed jazz-rock. The music, stifled by the glass wall, made it possible to conciliate the contemplation needed to dive into reading and experience the vibrant and cathartic energy specific to amplified live music.

The stories of Dancing on Ashes (Amsterdam) and Dancing on Ashes (Fascinus) take place in a world dominated by fetishism, in a society that requires an absolute credulity and the constant acceptance of a fictional interface to keep functioning. Every day, television, advertising, news, politics, and religions ask us to believe in a myriad of fictions, often improbable, if not contradictory. Human desires always have been perverted and reattached onto artificial objects—it is a constant of human societies, if not a prerequisite. But our techno-scientist society systemized the process with technological and intellectual logistics beyond anything that has ever existed. Art and eroticism are probably the only areas in which fetishism is assumed, claimed, cogitated and, therefore can be mastered and applied to the benefit of humanity. Only there, the latent conflict between man and man-made productions can recede; the threats exerted on man by anything meant to increase his own power are subjugated by surrendering joy.

These performances feed without doubt on Georges Bataille’s notion of Eroticism, but more than half a century after it had been a central issue of the surrealist intellectual and artistic vortex, the relation of our society to sexuality has profoundly changed. They also playfully rely on another central object of the investigations of the early twentieth century avant-gardes which are still today’s art basis: mechanical eroticism. But everything has been reversed, there is no need anymore to use the euphemisms of the Bachelor Machine, the Chocolate Grinder, or the Carving Machine to evoke the ecstatic union of man and machine fantasized at the dawn of modernism, and the fascinating dildo of the ancient poetess or the faraway geisha has become the commonplace birthday gift sold at the drugstore. No more ecstasy or panic, but new questions about how and where intimacy and art meet—in desire.

The game of objectified desire requires that the human and inhuman exchange roles again and again until the distinction becomes irrelevant. In (Amsterdam), the self-playing instruments don’t need human musicians, they are activated by strings and electric fans (like Albert Roussel’s elemental music machines), they are puppets—like the talking dildos manipulated by the Comedian for her farcical number, but also like Yu trying to get rid of her ego and become a mere image to escape the feeling of a stone statue growing inside her. In (Fascinus), the musicians wearing the cliché costumes and make-up of two-dimensional rock idols perform behind a glass wall, like the erotic objects in a window (or the prostitutes of Amsterdam) that Skullface exhibits in an art fare, and all the characters display strong artificial interfaces—a facial tattoo for Skullface, heavy jewels and stereotype behavior for Alicja… Objects and images actually play with the people more than the contrary, but it is not a power game, it is a practice of selfless indifference leading to abstraction and serenity through sated desire.

An early concern while elaborating these performances was to generate emotion for the audience through clearly artificial devices—literature, music, technology—better than with theatrical empathy. The performers have no identifiable features but wear iconic make-up and costumes; they only address the audience through stereotyped behavior—either stand-up comedy or a rock concert. But they manipulate objects that have immediate emotional impact, sometimes mixed—like arousal, embarrassment or amusement with the sex toys handled by the Comedian, or excitement or rejection with the music (a combination of phasing complex rhythms, atypical time signatures, distorted sounds, screams and chaotic soundscapes, that one could describe as “math-noise”). But all this is supposed to happen only in the peripheral vision or as auditory stimulation—the most direct emotional levels of perception—because the central device is the narrative text, that has its own powerful way of conveying emotions, not only psycho-physiologically, but as the central cultural element of Judeo-Christian civilization.

In the stories told in the two performances—fragments of a bigger narrative but also meant to stand on their own—like in real life, the protagonists are confronted with an endless series of objects, statues, tools, weapons, toys, jewels, images that they can use as adjuvants in their quest of the self. Actually, one could define human by his ability to conceive, create, and produce the inhuman—and more than an ability it may well be a necessity, as these concepts, images, or objects are permanently determining reality and interfacing with it, up to oneself and one’s fellow humans. The object able to fulfill many levels of human needs—symbolic, phantasmic, metaphysic, aesthetic, erotic—as described by Alicja in (Fascinus) is just a step further than the ordinary paraphernalia of daily life, though it can easily reveal the latent animism of a materialist civilization. But there again, acknowledged and purposeful fetishism is probably much less alienating than its widespread suppressed alternative.


article published on the  Design of the In/Human transmedia research project website in June 2012

vendredi 13 avril 2012

Afterword to Ines Birkhan's novel "Angel Meat. Verwerfungen"


Having finished reading Ines Birkhan ‘s novel Angel Meat. Verwerfungen, you might not be aware that it is not just a novel, but the current culmination of the long term transmedia and collaborative project Angel Meat, of which it is not exactly an achievement – the project is meant to go on endlessly –, but a key manifestation, for Angel Meat is – in spite of existing through many different medias –, primarily a literature project. Having generated artworks in various fields – performances, videos, installations, websites, etc. –, Angel Meat was conceived and developed by two multimedia artists – in that case multimedia is more a technical description than a manifesto, expressing in contemporary terminology the inevitable wide range of curiosity one expects from an artist since the Renaissance – and fed by many sources during the length of its progress, in a complex but playful attempt at elaborating a ‘total artwork’.


During the long process of its conception, birth and maturation, Angel Meat organically evolved, its theoretical and quasi-abstract premises gained flesh and emotions, and therefore from experimental it became experiential, and it might be interesting – though not critical for the appreciation of the novel –, to briefly recall its very early stages. First of course you have people: Ines Birkhan is a writer as much as a dancer and a choreographer, who happens to have studied music and sculpture, Bertram Dhellemmes is a musician, performer, stage and video director and visual artist, and they started collaborating in 2003 for dance and music shows, then films and video installations. When they initiate Angel Meat in 2009, they have already elaborated common strategies to combine in a creative way not only different art disciplines and personal inputs, but also vastly heterogeneous reference fields. They’ve set the path to projects reaching other levels of complexity – not a complexity for the sake of it, that would somehow improve artistic value, but just as a reflect of reality. .

Of the issues that converged to initiate Angel Meat, some were technical, some were aesthetical, some were philosophical, many were raised during previous projects – because art doesn’t bring answers, but more questions – and needed to be processed again… There was a quest of how literature and dance could be combined on stage in a non-theatrical way – how can you not be busy with that when you’re like Ines Birkhan both writing and performing? There was redundancy to embrace the cultural hierarchy of what is relevant or efficient to build our interfaces to reality, and a desire to actively work on the issue from every perspective. There was an investigation in new ways to induce catharsis and create artworks that would immerse their audience in an intense emotional meditation without resorting to dreary old tricks. And there was the need to be intensively involved in a dynamic and exciting creative process – that is always the best way to have something compelling to share with an audience!

Detailing here the whole process would be tedious and irrelevant, and you can consider that most of it emerges in Angel Meat. Verwerfungen, in a way or another. Let’s say that little by little a diegetic world appeared, that would manifest itself in several works and through different medias. Each work is to stand on its own and be independent of the knowledge the audience may have of its belonging to a wider piece, but would contribute to it in its specific way.

The main series of works – and in a way the backbone of the project until this novel was achieved, or at least reached its audience – is the ‘staged literature’ performance series Dancing on Ashes, that is an experiment within the experiment. In Dancing on Ashes, the core of each show is a narrative written text, projected sequentially on the stage, and the performers – dancers and musicians – as much as the scenography and soundscape, provide an intense emotional and atmospheric support to the unique experience of collective reading. The short stories told in the performances, and the characters they introduce, have been incorporated in the novel, though they are not central in it. Only one Dancing on Ashes performance stood out of this model, and was a chaotic attempt at creating an alternative cabaret show, with guests artists performing acts combining comedy, music, dance and erotic exhibitions!

Another important segment of Angel Meat is a series of printed text posters, exhibited together with visual and sound installations and videos: also narrating fragments – revolving around the protagonists – that more or less found their ways in the novel, and also proposing an alternative relation to literature and the act of reading. Several videos have been released on different supports – online or not –, either as autonomous works or combined with other medias, or documenting the performances and the process; parallel web-based projects have appeared (and disappeared), sometimes providing point of views from fictional characters that didn’t obligatorily merge in the main body of Angel Meat, often camouflaged in social networks… And there are many other projects to come over the coming years, that will either deepen what has been created so far, use previously unreleased material, or develop new storylines as well as explore new disciplines.

Having been conceived as an expanded field of literature, Angel Meat was since its earliest stage meant to generate this novel, that therefore doesn’t recycle previous works, no more than it is a higher manifestation of what would have been so far only drafts: everything was elaborated as parts of a whole, and Angel Meat. Verwerfungen is as much a laboratory and an autonomous work than the performances, the videos, the posters, the websites, and everything that is still to come.

Angel Meat fed deliberately on whatever felt relevant to catch the current and strange spirit of the time – that feels unbearably but increasingly just post-post-something, with very little chance given to anything to be the beginning of whatever might happen next –, things often hidden in the many blind spots of our arts and cultures. This would include Black Metal, cheap continental transports, erotic cabaret, TV personality cult, French decadent literature, recreational drugs, Roller Derby, sex toys, antiformal dance and music, amateur political subversion, archeology, yoga, artists squats and communes, jewelry, electric guitars, pansexuality, fashion, haikus, blogging, eschatology, orchid collecting, black blocks, and many more. It was meant to deal with love, sex and death, also initiation, temptation and achievement, the way you can do after Dante, Joyce and Buffy the Vampire Slayer, with the tools of experimental arts, dance, music and literature but in a way that would concern its audience. This is overly ambitious of course, and probably bound to fail, but so far it was a quite fruitful experience that at least gave birth to this book.


published in German as afterword to Ines Birkhan's novel Angel Meat. Verwerfungen, Neofelis Verlag, Berlin, April 2012.

mercredi 7 mars 2012

Ach Merkel Gross Malheur !


Faites péter les saucisses et les bretzels, l’Allemagne est le paradis sur terre et le bonheur de l’humanité – et donc de la France – passe apparemment par notre germanisation si l'on en croit notre bon président-candidat ! Mais les Allemands sont-ils vraiment fiers et heureux de faire des sacrifices pour maintenir une économie vigoureuse et florissante ?

D’abord, leur économie a tout de la demi molle malgré les AAA et les leçons que Merkel donne à tout le monde ! La dette allemande n’a rien à envier à celle de ses petits camarades européens – supérieure à celle de l’Espagne, n’inquiétait-elle pas il y a quelques mois le boss de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker, qui s’étonnait de la constance avec laquelle politiciens et économistes teutons arrivent à éviter le sujet… Sans parler des entourloupes comptables entre les Länders et l’état fédéral qui permet de camoufler une bonne partie de cette dette, ni des dédommagements de guerre que l’Allemagne a omis de verser entre autres à la… Grèce après la réunification de 1990. On ajoute à ça les prévisions de croissance pour 2012 en chute libre, la stagnation de la consommation et des heures travaillées, la récession démographique, pas de quoi chanter Kikiriki !

Mais surtout, les déclassés du miracle allemand n’ont pas leur mot à dire – et de moins en moins. Il faut d’abord savoir qu’il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne : quand on travaille dans l’industrie avec un bon syndicat pour négocier les salaires, c’est supportable, mais ce n’est pas la majorité, du coup cela donne 6,5 millions de travailleurs pauvres – à moins de 10 euros de l’heure – y compris 2 millions en dessous de 4 euros ! Autres chiffres, un tiers des emplois y sont précaires : soit à durée déterminée, soit à temps partiel, et un dixième est un minijob – salaire plafonné à 400 euros par mois, sans charges ni prestations sociales…

Et ces petits boulots de misères, on est bien obligé de les accepter depuis que le gouvernement Schröder a instauré un régime de terreur dans l’indemnisation des chômeurs ! Les agences pour l’emploi ayant à atteindre un quota de 40% de radiations, tous les coups sont permis : impossibilité de refuser un emploi, obligation de se soumettre aux fameux « jobs à un euro » sous peine de sanctions, rejets de dossiers arbitraires, surveillance des comptes bancaires... Les tribunaux sont tellement saturés de demandes de recours – jusqu’à des plaintes pour travail forcé qui devraient arriver devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’ici dix ans – les tribunaux sont très forts pour faire traîner les dossiers –, que les dépôts de plaintes sont désormais… payants !

Mais bon, au moins en Allemagne, quand le président à trop de casseroles au cul, il démissionne comme Christian Wullf, il n’est pas déclaré irresponsable quinze ans plus tard pour échapper à la justice tout en siégeant au conseil constitutionnel…


Publié dans Siné Mensuel n°7, Mars 2012

dimanche 9 novembre 2008

Pour faire évoluer les institutions : féminisme ou féminisation ?


Au départ de cet article, une interview de Dominique Voynet pendant la campagne présidentielle de 2007. Sincèrement ou stratégiquement, elle évoque sa vie en dehors de son activité politique et insiste sur le fait que tous les jours, elle consacre à sa famille le temps qu’elle estime nécessaire, et qu’elle ne considère pas que ses responsabilités publiques l’éxonèrent de ses responsabilités privée – notamment d’une présence indispensable auprès de ses enfants (inutile de s’étendre sur le fait bien connu mais jamais remis en cause qu’on ne demande jamais aux hommes politiques comment ils concilient vie publique et vie privée, pas plus que l’on n’épilogue sur la marque de leurs tristes costumes).

Puis Mme Voynet pointe très justement que dans une société où l’on demande encore et toujours aux femmes d’être en charge de l’espace domestique et de la famille, l’organisation même du débat politique leur interdit d’y accéder, ou pour ce faire leur demande de faire un choix que l’on ne demande jamais de faire aux hommes ; elle donne en exemple ces réunions interminables de négociations sociales ou politiques, auxquelles les hommes peuvent consacrer des nuits entières, quand les femmes sont à la maison avec les enfants.

A partir de cette réflexion, comment considérer la nomination ces dernières années de femmes à des postes ministériels de prestige (Intérieur, Défense, Justice…) et ce dans des gouvernements de droite, ou la candidature aux plus hautes responsabilités de femmes à une place éligible – comme ce fut le cas pour Ségolène Royal l’année dernière ? Sont-ce là des signes forts d’une victoire, d’une émancipation, d’une intégration au monde politique des femmes ? Est-ce l’accomplissement d’un combat féministe qui aurait rempli son rôle historique et pourrait en rester là ? Ou est-ce un simple épiphénomène, pire, une illusion fallacieuse, l’arbre de Noël masquant la sombre forêt ?

Il faut bien admettre que quelque soit la présence croissante des femmes dans la sphère politique, le pouvoir politique reste dans sa conception même ancré dans une logique patriarcale, et que la république et la démocratie qui se veulent l’acme de la civilisation ont hérité avec l’état régalien de principes d’un archaïsme ténébreux. Comme n’importe quel despote antique et/ou « oriental », comme n’importe quel dictateur, le pouvoir démocratique juge, emprisonne, impose, attaque et s’autoglorifie… Non pas que le pouvoir soit mauvais parce que patriarcal et qu’un pouvoir matriarcal serait une alternative bénéfique – ce genre de discours serait non seulement faux et utopiste, mais inutile parce qu’utopiste, car une fois ce genre de constat établi, il n’y a plus rien à faire qu’à espérer qu’en mille générations à venir le cours de l’histoire humaine puisse s’inverser. Restons dans le champ du politique pour réfléchir à des propositions concrètes et immédiates de changement.

Le pouvoir archaïque se vit encore comme une entreprise virile et héroïque. Le héros platonicien sort de la masse, subjugue les foules, défait ses adversaires. Les institutions démocratiques elles-mêmes lui donnent une arène où il peut lutter contre tous et accéder au sommet. Sa logique est martiale, sa victoire mérite récompense et le pouvoir est cette récompense : Nicolas Sarkozy est la personnification caricaturale de cette logique. L’héroïsme politique est aussi dans ces réunions que dénonce Dominique Voynet, durant lesquelles l’épuisement physique pèse autant que le fond rationnel d’un argumentaire. La femme politique décidant de se mêler de la chose publique doit elle aussi sacrifier au combat électoral – sans parler du combat qu’elle doit souvent mener contre son propre camp pour avoir la possibilité d’exister face à la vieille garde machiste de son parti...

Pas question ici encore de voir dans l’âgon une simple vertu patriarcale en opposition à quelqu’essence féminine faite de douceur et de conciliation. Mais il faut admettre l’absence d’alternative à l’accès et l’exercice du pouvoir politique en démocratie basé plus ou moins sur le même principe que le duel à coups de massues et arrivant sensiblement au même résultat : le vainqueur est extrait de la réalité sociale et devient un prince de la république. Par les honneurs et les services qui lui sont octroyés, il est acquis qu’il n’a plus à se soumettre aux contraintes du quotidien – et en particulier à tout ce qui est du domaine réservé féminin: le domestique et le familial.

Et les femmes politiques face à cet état de fait n’ont guère d’autres possibilités que de déléguer leurs tâches domestiques à d’autres femmes (voir l’article de Sandrine Rousseau dans ce dossier) et/ou de clamer leur traditionnel sacrifice de genre : abandonner leur famille au bénéfice de leur carrière, ou abandonner leur carrière au bénéfice de leur famille – ou le plus souvent les deux à la fois (encore un dilemme auquel les hommes ne semblent bizarrement jamais astreints – serait-ce que les figures patriarcales qui nous gouvernent seraient essentiellement de mauvais pères ?) Ces femmes politiques de tous bords se retrouvent à devoir sans arrêt se revendiquer d’une masculinité qui leur permet d’assurer leur rôle dans le pouvoir patriarcal et d’une féminité caricaturale pour ne pas exercer la « menace » de l’ambivalence. Elles en arrivent à « hystériser » (ce mot n’est pas à entendre dans un sens féminin bien entendu) les genres au lieu de permettre d’arriver à une politique indifférente aux genres – comme on demande à la démocratie d’être indifférente aux origines, aux classes, aux opinions : cela est censé être un fondement civilisationnel, que tous soyons tous « libres et égaux en droit ».

La femme surjouée – la vierge mère version Ségolène Royal, l’hystérique frivole version Rachida Dati, la bigote émotive version Christine Boutin – se met d’autant plus totalement au service du pouvoir patriarcal qu’elle est dans sa logique même de différenciation et de confusion du sexe et du genre. Elle accepte le fameux double sacrifice sur l’autel du pouvoir archaïque pour accéder aux responsabilités qui la retrancheront de la vie courante.

Envisager le système patriarcal – le nôtre devenu « soft » en tout cas – comme une oppression violente des hommes sur les femmes est presque optimiste : cela voudrait dire qu’une révolte ou une révolution pourraient déboucher sur une libération. Mais cette oppression est si totalement intériorisée par les femmes autant que par les hommes, que les femmes sont au premiers rangs pour lui permettre de se reproduire. Il faut admettre par exemple que dans le même temps – les quarante dernières années – pendant lequel les femmes ont lutté pas à pas pour réduire les inégalités dont elles étaient victimes, les professions de l’éducation se sont extrêmement féminisées ; on aurait pu s’attendre à ce que les deux phénomènes entrent en résonance et qu’il en résulte une accélération des changements, et des remises en question profondes, au bénéfice d’une plus grande mixité pour toute la génération post-soixante huit. Mais ce n’est pas le cas, les femmes restent globalement interdites de responsabilités, et tous les contre-exemples que l’on pourra citer restent des exceptions et des pourcentages minoritaires (voir les chiffres de représentation aux assemblées, dans les ministères, les directions d’administrations, institutions, entreprises, etc…1).

Revenons-en à l’écologie, et à un de ses principaux apports à la pensée et à l’action politique actuelles : questionner et remettre en question tous les modèles sociétaux pour pouvoir les repenser de façon rationnelle et complexe, et après analyse des effets de plus d’un siècle de bouleversements politiques, économiques et technologiques, en incluant désormais le long terme, la cascade des effets secondaires, les données non-quantifiables tel que le bonheur des individus, la qualité de la vie, la préservation des éco-systèmes, etc. Ce travail – évolution logique du combat progressiste – s’est fondé dans l’examen critique de l’appropriation et l’exploitation des ressources, des retombées environnementales, sociétales et humaines de la production et de la consommation, et nous amène maintenant à utiliser de nouveaux outils intellectuels et politiques pour modifier une société nous démontrant jour après jours les preuves de sa faillite. Il est donc majeur pour les écologistes de s’attaquer à des choses aussi essentielles que les rapports de domination culturels et institutionnels, et notamment à celui qui fonde vraisemblablement la « non-pensée » inégalitaire dans sa défiance envers l’autre : le sexisme.

Et comme il s’agit de politique, quittons les sphères exclusivement analytiques pour réfléchir à des façons concrètes pour influer sur les états de fait présentés ci-dessus. Tout d’abord, un petit retour rapide sur l’histoire nous permet de nous rappeler que jamais un exploiteur ou un oppresseur n’abandonne spontanément sa position dominante et ses privilèges – ni au nom de la morale, ni de l’efficacité. La situation présente nous montre bien d’ailleurs que même ayant dû céder à un moment sous la pression politique, sociale ou révolutionnaire, les adeptes du darwinisme social chercherons par un moyen ou un autre à provoquer un retour de balancier propre à rétablir leur monde dans son état antérieur, celui de leur domination. Ceux qui aujourd’hui se targuent de vouloir éliminer les effets de 1968 semblent bien avoir en tête de remonter jusqu’en 1946, 1936, 1905, voire 1848 ! Il serait donc tout-à-fait angélique de se contenter d’un discours prônant la patience, la confiance dans l’évolution inévitable et progressive des mentalités : la rupture ne peut être qu’ « autoritaire » – par exemple de part l’autorité de la loi – et contraignante. Ce ne sera pas simple : presque dix après la mise en place de la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes électorales, les partis dit « de gouvernement » préfèrent encore perdre une importante partie de leur financement public que de la respecter2.

Mais on ne peut pas modifier les mentalités par la loi. On ne peut pas obliger les femmes exclues des cercles du pouvoir et de la gestion des affaires publiques depuis des siècles à remettre en question des fonctionnements immémoriaux pour se mêler brusquement de politique, en sachant les obstacles auxquels elles seront confrontées. On ne peut pas attendre des hommes qu’ils intègrent la vie familiale et domestique dans leur fonctionnement et leurs valeurs quand tous nos modèles de représentation culturels, intellectuels, affectifs continuent à promouvoir le contraire – et les amènent à considérer qu’ils perdraient leurs privilèges, voire mettraient « leur sexualité en danger » ce faisant… Et de toute façon les habitudes institutionnelles ne le permettent pas. Mais on pourrait faire des choses très simples pour bousculer des schémas échappant à l’argumentaire logique que demande leur réforme : par exemple fermer les ministères et les assemblées à cinq heures pour que les heureux pères puissent aller chercher les enfants à l’école. On ne pourra pas les obliger par force de loi bien sûr mais à la longue pourquoi ne le feraient-ils pas ?

On pourrait aussi facilement restreindre les privilèges – notamment financiers – inhérents aux fonctions électives, tout en en allégeant les charges. Ce serait une mesure très populaire : non seulement cela ferait faire à l’état une partie de ces économies qui servent actuellement de prétexte à la destruction des services publics, mais cela opérerait une sélection intéressante des ambitions politiques et amènerait vraisemblablement à un nouveau réalisme des élus. L’espace créé dans ce nouveau paysage politique ferait de la place aux femmes, par défaut au départ, par habitude par la suite. Cela ne remettrait en cause ni la démocratie, ni la république et personne ne pourrait appeler à défendre la nation en danger ; un ministre bien inspiré voire un peu démagogue, un parlement frondeur en période de crise pourraient faire passer ce genre de mesures…

Ces exemples – certes un peu sommaires et optimistes – servent avant tout à ranimer le sentiment que ces choses sont de l’ordre du possible, que ni l’écologie ni le féminisme ne sont des utopies sans actualisation possible, que ce qui demande des changements profonds de mentalité n’a pas vocation à être repoussé aux calendes grecques pour cause de difficulté – au contraire. C’est bien le rôle des politiques de rendre possible dans le cadre des institutions des évolutions sociétales. C’est aussi par la mise en place de règles contrôlant la production et la pollution que le combat écologiste permettra de modifier le fonctionnement délétère de toute une société. Quant aux chantres du libéralisme qui bêlent les louanges de la dérégulation et hurlent à l’oppression quand les lois ne vont pas dans le sens du soutien inconditionnel à la « main invisible du marché », ils ne sauront nous faire oublier que les règles – invisibles donc – de leur « ordre naturel » sont aussi artificielles que les autres, que les droits de propriété – matérielle, industrielle, aussi bien que intellectuelle – ne sont aussi que des consensus sociaux, que les états, les polices, les armées, les tribunaux qui garantissent leur pouvoir économique n’ont de légitimité – quand ils en ont – et de pouvoir que du même consensus social, et que tout cela ne fonctionne que sous la contrainte de lois innombrables et à grand renfort de propagande, de menaces et de guerres périphériques.

Une fois les changements nécessaires effectifs, les lois et règles superflues pourront – espérons-le – tomber en désuétude – mais aucune évolution significative ne fera l’économie d’une action politique radicale et véléitaire. La classe politique d’aujourd’hui portera face à l’histoire la même responsabilité si elle n’amorce pas et ne conduit pas à son terme le virage d’une révision sociétale profonde, réformant dans une même logique et selon les mêmes procédures les institutions des pouvoirs économiques, industriels et politiques à la lumière de l’écologie et du féminisme.


1. « Les femmes représentent moins de 25 % des cadres du secteur privé et 12,3 % des emplois supérieurs de la fonction publique (…) (elles) détiennent moins de 8 % des mandats d'administrateurs des sociétés du CAC 40. Au 13 juin 2008, six d'entre elles - dont Cap Gemini, EADS, Danone et Veolia environnement - affichaient des conseils d'administration exclusivement masculins. » Observatoire de la parité, cité par le Monde du 7 juillet 2008.

2. Lors des élections législatives de 2002, l’UMP présente 19,7 % de femmes, ce qui lui vaut une diminution de 30,4 % de sa dotation en 2004, soit 4,264 millions d’euros. L’UDF présente 19,9 % de candidates, ce qui lui vaut une pénalité de 30 %, soit 667 075 euros. Le PS et le PRG (dont l’association de financement est commune) présentent 34,6 % de candidates et ont donc perdu 1,651 million (15,4 %).


article publié dans Ecorev' #30 en septembre 2008

mercredi 5 novembre 2008

« On répond par le jeu ! »


note pédagogique sur deux moyens métrages de Thomas Bardinet

Le programme de deux moyens métrages de Thomas Bardinet La Petite Mêlée et Les Petits Poucets – un documentaire et une fiction – propose deux approches de problématiques autour de l’enfance, par l’exploration de grands thèmes qui seront aussi le axes de notre lecture de ces films : le jeu, le conte, la famille au sens large.

Le jeu et le conte ont en commun d’être des modes d'expression et d'exploration, des activités et des productions mentales hautement culturelles et issues de pratiques immémoriales, mais abordées spontanément par les enfants, reliés ainsi à un passé archétypal qui n’est plus nécessaire aux adultes – qui donc finalement leur échappe. Les deux films en montre des développements différents en ce qui concerne le jeu (le conte n’est pas présent dans La Petite Mêlée), à savoir le sport – le rugby –, une activité très régulée, contrôlée par les adultes et une pratique sociale prégnante, et une forme appropriée et chaotique du jeu de cache-cache devenant un moyen de lutte, rejoignant une autre pratique ancestrale "infantilisée", celle du carnaval.

Quant à la question de la famille on peut la décomposer en : les relations des enfants aux adultes et des adultes aux enfants (j'insiste sur ce découplage), et la relation de l'individu au groupe – sachant que Les Petits Poucets aborde d'autres questions sur la famille qui ne sont pas développées ici mais que Thomas Bardinet évoque dans l'entretien qui accompagne ce texte.


"Un rugbyman, ça ne pleure pas"


le réalisateur parle de ses deux films comme des deux faces d'une même pièce – effectivement ils présentent deux formes de jeu opposées et complémentaires, non seulement dans leurs éléments constitutifs, mais aussi dans leurs implications sociales.

La Petite Mêlée montre un jeu de rugby très riche et impliquant, mais totalement contrôlé par les adultes. Outre des règles développées pour un sport d'adulte, le cadre en est très institutionnalisé – la compétition entre clubs, les uniformes que sont les maillots, le recrutement potentiels des bons joueurs pour faire carrière dans les grands clubs –, et les adultes y sont omniprésents, par le rôle dominant de l'entraîneur, mais aussi la pression que font peser les parents, les spectateurs et la culture locale.

Pourtant, pratiqué par les enfants, le rugby reste encore un jeu – quand c'est un sport pour les adultes, dont les enjeux excèdent largement la dimension ludique. Ce rugby des enfants semble d'ailleurs combiner également tous les éléments constitutifs du jeu selon la fameuse taxinomie de Roger Caillois (les jeux et les hommes, 1958), à savoir l'affrontement, le hasard, le simulacre, l'étourdissement, la turbulence et le contrôle – même si certains de ces éléments sont généralement considérés comme inconciliables. Les enfants s'impliquent à différents niveaux selon les phases et continuent à "jouer aux rugbymen" après les matchs – ce qui ne les empêche pas de plonger dans d'autres jeux et d'effeuiller les pâquerettes en chantant « j‘aime le rugby un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… »

Malgré la violence physique de la pratique et la violence psychologique de la compétition et de la pression des adultes, malgré la contrainte des règles délibérément et génialement "contre-productives" du rugby, le film montre les moments de grâce du "beau jeu", les joies de la dépense physique et de la victoire, et finalement le jeu d'aller-retour entre la forme fixée et restrictive d'un sport et l'usage ludique qu'en font les enfants – justement parce qu'ils sont des enfants, que leurs schémas mentaux incitent heureusement au jeu en toute circonstance.


« Vous pouvez jouer avec nous ? »

Dans Les Petits Poucets en revanche, les enfants se rendent maîtres du jeu – littéralement – en décrétant unilatéralement une partie de cache-cache qui ne s'arrêtera que quand ils auront vraiment été retrouvés. Les parents avaient refusé systématiquement de répondre aux sollicitations de leurs enfants, ou n'ont accepté que pour un court jeu auquel ils ne pouvaient que gagner et qui n'amuse qu'eux (les chaises musicales). Ils se retrouvent désormais non seulement forcés à jouer mais aussi à le faire en s'y impliquant comme les enfants le font, en suspendant leur incrédulité pour croire le temps du jeu à la réalité de la situation : les enfants ont disparu !

Les enfants respectent pourtant les règles élémentaires du cache-cache – se cacher et attendre – espérer – d'être retrouvés, un jeu universel qui commence spontanément chez le nourrisson avant d'être ritualisé –, mais faute de trouver des partenaires coopératifs chez les adultes, ils font une déclaration de jeu comme on ferait une déclaration de guerre – par SMS puisqu'on ne les écoute pas : une première épreuve, une énigme, un labyrinthe, la partie peut commencer.

Les adultes ont donc comme des enfants dû entrer dans le monde créé par le jeu – littéralement l'illusion (de ludere : jouer) – et se retrouvent dans une zone hors du temps et de l'espace – la forêt et la nuit – qui est aussi l'espace du conte que nous analyserons plus loin. Ils jouent et sont joués, il jouent des personnages (Baptiste jouant l'ogre) et finalement lorsque la partie de cache-cache sera terminée – sans qu'on sache vraiment comment mais peu importe, les enfants sont retrouvés, les conditions sont remplies et le jeu s'arrête – ils continueront un autre jeu, en continuant à y croire : une partie de "gendarmes et voleurs". Pendant ce temps les enfants – tout au moins Lise et Nicolas - seront eux passés sur un autre plan.


« le Petit Poucet mange l’Ogre »

L'ancrage dans le conte du film Les Petits Poucets est manifeste dès les premiers plans puisqu'une voix-off raconte le début du Petit Poucet, un grand classique revu pour l'occasion par Thomas Bardinet – sur fond de jeu de cache-cache des quatre garçons dans la forêt (tous les éléments sont déjà en place)… Mais le cours du conte est vite altéré car seul le début est raconté, une histoire d'ogre et d'abandon qui sans la victoire finale du Petit Poucet n'est qu'effrayante… C'est sûrement parce que Baptiste à deux reprise laissera l'histoire suspendue que les enfants prendront l'initiative d'en mettre en scène la fin – en leur faveur.

Selon Bruno Bettelheim, "le fait de se perdre dans la forêt est le symbole de la nécessité de se trouver soi-même" (Psychanalyse des contes de fées, 1976). En l'occurrence, ce conte moderne actualise la situation car ici ce sont les enfants eux-mêmes qui prennent la décision de se perdre et finalement ne sont perdus qu'aux adultes. Car l'ogre qui est à la maison, le coléreux Baptiste, est plus effrayant que celui qui pourrait se cacher dans la forêt, qui effarouche plutôt Laetitia, voire Baptiste lui-même quand il rencontre ses discrets voisins rôtisseurs de gibier. Et les enfants d'aujourd'hui qui ont d'autres sources de peur ne croient plus aux monstres ni aux fées…

Pourtant cette forêt et cette longue nuit sont magiques et une transformation a eu lieu. Ces créatures silencieuses qui reviennent dans la nuit, emmitouflées jusqu'au visage dans des couvertures rouges sont-elles vraiment les enfants disparus ? Dans l'univers des contes, les lutins subtilisent et remplacent les enfants ; mais c'est aussi le destin des enfants de ne plus être des enfants un jour.

Il faudra un autre conte pour qu'une autre transformation opère. Le dénouement heureux du Petit Poucet s'enchaîne sur Boucle d'Or, conte traitant lui aussi de la recherche de l'identité : Lise s'est enfuie une nouvelle fois et l'"autre" maison, qui aurait pu être celle de l'ogre, s'avère être celle des trois ours – en l'occurrence les trois braconniers au langage ancien, qui pourraient aussi venir d'un pays enchanté, et qui ont aidé à retrouver les garçons. Le conte est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le développer – c'est aussi à cela que servent les contes, de mémoire collective, de culture commune – et on ne voit pas Lise essayer les chaises et les lits ou goûter la bouillie, mais ses hôtes involontaires la retrouvent endormie dans ce refuge provisoire. Comme Boucle d'Or, Lise ne trouve pas sa place dans cette nouvelle maison, même si elle accompagne un moment les trois forestiers dans leur fuite – avant qu'ils ne se volatilisent. Mais grâce à eux elle pourra enfin établir un contact avec Nicolas parti à sa recherche.


« l’entraîneur rentre le ventre »

Jeux et contes sont des données culturelles, transmises donc par les adultes aux enfants comme outils qui n'ont d'usage que par la pratique – ce ne sont pas des contenus à assimiler mais des structures qui petit à petit s'incorporent et influencent celles de l'enfant souvent sans – à moins d'être Caillois ou Bettelheim – qu'on approfondisse leur apport. A priori l'enfant peut y avoir recours tout seul ou en compagnie de ses camarades. Mais dans les films de Thomas Bardinet ce sont des occasions d'interactions avec les adultes.

Dans la Petite Mêlée on a vu le rôle central de l'entraîneur qui ne cesse de parler à ses joueurs, enchaînant rhétorique sportive, conseils techniques, encouragements, reproches, manipulations psychologiques, vrais accès d'affection. Les autres adultes présents, parents, supporters, officiels, sont dans la même logique : toute communication adressée aux enfants dans le cadre du jeu ne s'adresse pas à eux en tant que personnes mais entrent dans une stratégie de performance au service du sport – dans la logique de l'éducation "productiviste" poussée à l'extrême.

Dans les Petits Poucets, les parents en situation de vacances sont surtout préoccupés par leur tranquillité et demandent essentiellement aux enfants d'être autonomes – à part Baptiste qui excessif en tout l'est particulièrement dans l'exercice de son autorité paternelle fantasmée. Cependant ils se réinvestissent dans leurs rôles de parents dès qu'ils réalisent la disparition des enfants. Pendant une bonne partie du film; ils en sont réduits à parler au vide en espérant être entendus – en disparaissants les enfants ont pris une place qu'ils n'avaient pas par leur présence.

Les enfants sont eux toujours en demande de l'attention des adultes – même dans l'épreuve des match de rugby perdus, ils privilégient le rapport affectif, même rugueux, même moqueur, et c'est quand le contact est coupé que le conflit apparaît. Dans les deux films, les situations d'adversité – celles des matchs ou celle des parents distants – soudent des groupes mais malheur à celui qui s'en trouvera exclu – les joueurs fautifs ou Lise refusant le leadership de Nicolas… Il y a là aussi matière à conte et à jeu, les petites histoires des enfants font toujours écho à des archétypes, des mythes, tout y est vécu essentiellement – c'est aussi un peu la matière du cinéma.


article publié dans le dossier pédagogique des films, CP Productions, avril 2008