lundi 12 novembre 2007

Tigres de Néon


à propos de Neon Tigers de Peter Bialobrzeski,
Cicero - Galerie für politische Fotografie
, Berlin, septembre 2007

L'exposition que la galerie Cicero de Berlin a consacré en août-septembre 2007 à la série Neon Tigers de Peter Bialobrzeski permet de jouir en grande dimension de ce travail exceptionnel qu'on avait pu découvrir en 2004 dans le livre éponyme publié chez Hatje & Cantz – livre qui a reçu en Allemagne de nombreux prix. L'accrochage aux cimaises des photographies en grand format rend justice à ces paysages urbains à la fois crus et féeriques, et la quantité de photos permet de s'abîmer dans la contemplation autant que d'explorer les multiples facettes de ce travail, tout en renouvelant subtilement mais radicalement la vision que nous pouvons avoir de ces métropoles asiatiques tant fantasmées.

Shanghai, Hongkong, Kuala Lumpur, Bangkok, Singapour, Jakarta, Shenzhen sont à la fois les lieux et les sujets de ce travail d'orfèvre. Les lieux car malgré la préciosité et l'étrangeté du rendu photographique, ces espaces urbains restent très réels, très lisibles, sans tentation d'abstraction ou de réduction à la forme, et bien que souvent apparemment vidées de leurs habitants – que ce soit par l'échelle ou le temps de pause -, ces vues restent imprégnées de présences, ne serait-ce que par cette lumière artificielle omniprésente qui émane des activités humaines modernes. Les sujets parce Bialobrzeski incorpore tout ce qui est face de son objectif à son processus de recréation de la ville, fidèle sans prétendre à cette objectivité que l'on prête à la photographie allemande contemporaine.

La lumière – ou plutôt les lumières – sont toujours au centre du dispositif de Bialobrzeski. Sa méthode caractéristique consiste en prises de vue en pause longue combinant la lumière du crépuscule à celles irradiantes des néons, phares de voitures, lampadaires et autres éclairages urbains et le résultat est étonnamment divers. De l'incandescence d'un magma en voie de solidification de cette vue lointaine du downtown de Shanghai au tourbillon elfique de pastels diffus du Nanpu Bridge, il a su saisir l'infinie versatilité de l'électricité faite lumière et nous révèle une ville composée autant de fluides immatériels que de bâtiments de béton. Formes aiguës émergeant de brouillards lumineux, ces bâtiments ne sont pas magnifiés, les gratte-ciels audacieux sont au même plan que les immeubles branlants ou les non-sites sous les ponts autoroutiers, un même élan vertical les maintient tendus vers le ciel opalescent.

Les plus belles photos sont sûrement celles où apparaissent des personnes qui par leur immobilité échappent à l'évanouissement que le mouvement réserve aux personnes en transit face à la pause de l'appareil. Seuls alors les dîneurs attablés devant une échoppe de rue ou les vendeurs à la sauvette émergent de la circulation fantomatique de la foule, comme les habitants calmes d'une citée éthérée tissée de lumières tendres sortie des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury (bien que les références de Bialobrzeski soient plutôt le cyberpunk de William Gibson, de Blade Runner ou de Ghost in the Shell). Car – et c'est une dimension non négligeable de ce travail –, sans artifice aucun le photographe révèle la fiction à la surface du visible – cette réalité fantasmée par un siècle de science-fiction grâce à laquelle le futur est entré par effraction dans notre vision du monde.

Mais contrairement à ce qui était prévu, ce futur ne met plus l'Occident au centre du monde, et il repose sur des postulats qui peut-être nous échappent : à contempler ces larges panoramas embrasés mais étrangement sereins, on perçoit comment l'urbanisme asiatique hypermoderne ne consiste pas à apprivoiser ou dominer le réel mais à contribuer à sa complexité. La vision de ces villes n'est pas sans rappeler les représentations traditionnelles de la Grande Muraille serpentant à l'infini en épousant le relief des montagnes, mais la force n'est désormais plus celle contenue dans la pierre mais irradie dans la lumière.

publié dans L'Architecture d'Aujourd'hui #373, décembre 2007

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