dimanche 9 novembre 2008

Pour faire évoluer les institutions : féminisme ou féminisation ?


Au départ de cet article, une interview de Dominique Voynet pendant la campagne présidentielle de 2007. Sincèrement ou stratégiquement, elle évoque sa vie en dehors de son activité politique et insiste sur le fait que tous les jours, elle consacre à sa famille le temps qu’elle estime nécessaire, et qu’elle ne considère pas que ses responsabilités publiques l’éxonèrent de ses responsabilités privée – notamment d’une présence indispensable auprès de ses enfants (inutile de s’étendre sur le fait bien connu mais jamais remis en cause qu’on ne demande jamais aux hommes politiques comment ils concilient vie publique et vie privée, pas plus que l’on n’épilogue sur la marque de leurs tristes costumes).

Puis Mme Voynet pointe très justement que dans une société où l’on demande encore et toujours aux femmes d’être en charge de l’espace domestique et de la famille, l’organisation même du débat politique leur interdit d’y accéder, ou pour ce faire leur demande de faire un choix que l’on ne demande jamais de faire aux hommes ; elle donne en exemple ces réunions interminables de négociations sociales ou politiques, auxquelles les hommes peuvent consacrer des nuits entières, quand les femmes sont à la maison avec les enfants.

A partir de cette réflexion, comment considérer la nomination ces dernières années de femmes à des postes ministériels de prestige (Intérieur, Défense, Justice…) et ce dans des gouvernements de droite, ou la candidature aux plus hautes responsabilités de femmes à une place éligible – comme ce fut le cas pour Ségolène Royal l’année dernière ? Sont-ce là des signes forts d’une victoire, d’une émancipation, d’une intégration au monde politique des femmes ? Est-ce l’accomplissement d’un combat féministe qui aurait rempli son rôle historique et pourrait en rester là ? Ou est-ce un simple épiphénomène, pire, une illusion fallacieuse, l’arbre de Noël masquant la sombre forêt ?

Il faut bien admettre que quelque soit la présence croissante des femmes dans la sphère politique, le pouvoir politique reste dans sa conception même ancré dans une logique patriarcale, et que la république et la démocratie qui se veulent l’acme de la civilisation ont hérité avec l’état régalien de principes d’un archaïsme ténébreux. Comme n’importe quel despote antique et/ou « oriental », comme n’importe quel dictateur, le pouvoir démocratique juge, emprisonne, impose, attaque et s’autoglorifie… Non pas que le pouvoir soit mauvais parce que patriarcal et qu’un pouvoir matriarcal serait une alternative bénéfique – ce genre de discours serait non seulement faux et utopiste, mais inutile parce qu’utopiste, car une fois ce genre de constat établi, il n’y a plus rien à faire qu’à espérer qu’en mille générations à venir le cours de l’histoire humaine puisse s’inverser. Restons dans le champ du politique pour réfléchir à des propositions concrètes et immédiates de changement.

Le pouvoir archaïque se vit encore comme une entreprise virile et héroïque. Le héros platonicien sort de la masse, subjugue les foules, défait ses adversaires. Les institutions démocratiques elles-mêmes lui donnent une arène où il peut lutter contre tous et accéder au sommet. Sa logique est martiale, sa victoire mérite récompense et le pouvoir est cette récompense : Nicolas Sarkozy est la personnification caricaturale de cette logique. L’héroïsme politique est aussi dans ces réunions que dénonce Dominique Voynet, durant lesquelles l’épuisement physique pèse autant que le fond rationnel d’un argumentaire. La femme politique décidant de se mêler de la chose publique doit elle aussi sacrifier au combat électoral – sans parler du combat qu’elle doit souvent mener contre son propre camp pour avoir la possibilité d’exister face à la vieille garde machiste de son parti...

Pas question ici encore de voir dans l’âgon une simple vertu patriarcale en opposition à quelqu’essence féminine faite de douceur et de conciliation. Mais il faut admettre l’absence d’alternative à l’accès et l’exercice du pouvoir politique en démocratie basé plus ou moins sur le même principe que le duel à coups de massues et arrivant sensiblement au même résultat : le vainqueur est extrait de la réalité sociale et devient un prince de la république. Par les honneurs et les services qui lui sont octroyés, il est acquis qu’il n’a plus à se soumettre aux contraintes du quotidien – et en particulier à tout ce qui est du domaine réservé féminin: le domestique et le familial.

Et les femmes politiques face à cet état de fait n’ont guère d’autres possibilités que de déléguer leurs tâches domestiques à d’autres femmes (voir l’article de Sandrine Rousseau dans ce dossier) et/ou de clamer leur traditionnel sacrifice de genre : abandonner leur famille au bénéfice de leur carrière, ou abandonner leur carrière au bénéfice de leur famille – ou le plus souvent les deux à la fois (encore un dilemme auquel les hommes ne semblent bizarrement jamais astreints – serait-ce que les figures patriarcales qui nous gouvernent seraient essentiellement de mauvais pères ?) Ces femmes politiques de tous bords se retrouvent à devoir sans arrêt se revendiquer d’une masculinité qui leur permet d’assurer leur rôle dans le pouvoir patriarcal et d’une féminité caricaturale pour ne pas exercer la « menace » de l’ambivalence. Elles en arrivent à « hystériser » (ce mot n’est pas à entendre dans un sens féminin bien entendu) les genres au lieu de permettre d’arriver à une politique indifférente aux genres – comme on demande à la démocratie d’être indifférente aux origines, aux classes, aux opinions : cela est censé être un fondement civilisationnel, que tous soyons tous « libres et égaux en droit ».

La femme surjouée – la vierge mère version Ségolène Royal, l’hystérique frivole version Rachida Dati, la bigote émotive version Christine Boutin – se met d’autant plus totalement au service du pouvoir patriarcal qu’elle est dans sa logique même de différenciation et de confusion du sexe et du genre. Elle accepte le fameux double sacrifice sur l’autel du pouvoir archaïque pour accéder aux responsabilités qui la retrancheront de la vie courante.

Envisager le système patriarcal – le nôtre devenu « soft » en tout cas – comme une oppression violente des hommes sur les femmes est presque optimiste : cela voudrait dire qu’une révolte ou une révolution pourraient déboucher sur une libération. Mais cette oppression est si totalement intériorisée par les femmes autant que par les hommes, que les femmes sont au premiers rangs pour lui permettre de se reproduire. Il faut admettre par exemple que dans le même temps – les quarante dernières années – pendant lequel les femmes ont lutté pas à pas pour réduire les inégalités dont elles étaient victimes, les professions de l’éducation se sont extrêmement féminisées ; on aurait pu s’attendre à ce que les deux phénomènes entrent en résonance et qu’il en résulte une accélération des changements, et des remises en question profondes, au bénéfice d’une plus grande mixité pour toute la génération post-soixante huit. Mais ce n’est pas le cas, les femmes restent globalement interdites de responsabilités, et tous les contre-exemples que l’on pourra citer restent des exceptions et des pourcentages minoritaires (voir les chiffres de représentation aux assemblées, dans les ministères, les directions d’administrations, institutions, entreprises, etc…1).

Revenons-en à l’écologie, et à un de ses principaux apports à la pensée et à l’action politique actuelles : questionner et remettre en question tous les modèles sociétaux pour pouvoir les repenser de façon rationnelle et complexe, et après analyse des effets de plus d’un siècle de bouleversements politiques, économiques et technologiques, en incluant désormais le long terme, la cascade des effets secondaires, les données non-quantifiables tel que le bonheur des individus, la qualité de la vie, la préservation des éco-systèmes, etc. Ce travail – évolution logique du combat progressiste – s’est fondé dans l’examen critique de l’appropriation et l’exploitation des ressources, des retombées environnementales, sociétales et humaines de la production et de la consommation, et nous amène maintenant à utiliser de nouveaux outils intellectuels et politiques pour modifier une société nous démontrant jour après jours les preuves de sa faillite. Il est donc majeur pour les écologistes de s’attaquer à des choses aussi essentielles que les rapports de domination culturels et institutionnels, et notamment à celui qui fonde vraisemblablement la « non-pensée » inégalitaire dans sa défiance envers l’autre : le sexisme.

Et comme il s’agit de politique, quittons les sphères exclusivement analytiques pour réfléchir à des façons concrètes pour influer sur les états de fait présentés ci-dessus. Tout d’abord, un petit retour rapide sur l’histoire nous permet de nous rappeler que jamais un exploiteur ou un oppresseur n’abandonne spontanément sa position dominante et ses privilèges – ni au nom de la morale, ni de l’efficacité. La situation présente nous montre bien d’ailleurs que même ayant dû céder à un moment sous la pression politique, sociale ou révolutionnaire, les adeptes du darwinisme social chercherons par un moyen ou un autre à provoquer un retour de balancier propre à rétablir leur monde dans son état antérieur, celui de leur domination. Ceux qui aujourd’hui se targuent de vouloir éliminer les effets de 1968 semblent bien avoir en tête de remonter jusqu’en 1946, 1936, 1905, voire 1848 ! Il serait donc tout-à-fait angélique de se contenter d’un discours prônant la patience, la confiance dans l’évolution inévitable et progressive des mentalités : la rupture ne peut être qu’ « autoritaire » – par exemple de part l’autorité de la loi – et contraignante. Ce ne sera pas simple : presque dix après la mise en place de la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes électorales, les partis dit « de gouvernement » préfèrent encore perdre une importante partie de leur financement public que de la respecter2.

Mais on ne peut pas modifier les mentalités par la loi. On ne peut pas obliger les femmes exclues des cercles du pouvoir et de la gestion des affaires publiques depuis des siècles à remettre en question des fonctionnements immémoriaux pour se mêler brusquement de politique, en sachant les obstacles auxquels elles seront confrontées. On ne peut pas attendre des hommes qu’ils intègrent la vie familiale et domestique dans leur fonctionnement et leurs valeurs quand tous nos modèles de représentation culturels, intellectuels, affectifs continuent à promouvoir le contraire – et les amènent à considérer qu’ils perdraient leurs privilèges, voire mettraient « leur sexualité en danger » ce faisant… Et de toute façon les habitudes institutionnelles ne le permettent pas. Mais on pourrait faire des choses très simples pour bousculer des schémas échappant à l’argumentaire logique que demande leur réforme : par exemple fermer les ministères et les assemblées à cinq heures pour que les heureux pères puissent aller chercher les enfants à l’école. On ne pourra pas les obliger par force de loi bien sûr mais à la longue pourquoi ne le feraient-ils pas ?

On pourrait aussi facilement restreindre les privilèges – notamment financiers – inhérents aux fonctions électives, tout en en allégeant les charges. Ce serait une mesure très populaire : non seulement cela ferait faire à l’état une partie de ces économies qui servent actuellement de prétexte à la destruction des services publics, mais cela opérerait une sélection intéressante des ambitions politiques et amènerait vraisemblablement à un nouveau réalisme des élus. L’espace créé dans ce nouveau paysage politique ferait de la place aux femmes, par défaut au départ, par habitude par la suite. Cela ne remettrait en cause ni la démocratie, ni la république et personne ne pourrait appeler à défendre la nation en danger ; un ministre bien inspiré voire un peu démagogue, un parlement frondeur en période de crise pourraient faire passer ce genre de mesures…

Ces exemples – certes un peu sommaires et optimistes – servent avant tout à ranimer le sentiment que ces choses sont de l’ordre du possible, que ni l’écologie ni le féminisme ne sont des utopies sans actualisation possible, que ce qui demande des changements profonds de mentalité n’a pas vocation à être repoussé aux calendes grecques pour cause de difficulté – au contraire. C’est bien le rôle des politiques de rendre possible dans le cadre des institutions des évolutions sociétales. C’est aussi par la mise en place de règles contrôlant la production et la pollution que le combat écologiste permettra de modifier le fonctionnement délétère de toute une société. Quant aux chantres du libéralisme qui bêlent les louanges de la dérégulation et hurlent à l’oppression quand les lois ne vont pas dans le sens du soutien inconditionnel à la « main invisible du marché », ils ne sauront nous faire oublier que les règles – invisibles donc – de leur « ordre naturel » sont aussi artificielles que les autres, que les droits de propriété – matérielle, industrielle, aussi bien que intellectuelle – ne sont aussi que des consensus sociaux, que les états, les polices, les armées, les tribunaux qui garantissent leur pouvoir économique n’ont de légitimité – quand ils en ont – et de pouvoir que du même consensus social, et que tout cela ne fonctionne que sous la contrainte de lois innombrables et à grand renfort de propagande, de menaces et de guerres périphériques.

Une fois les changements nécessaires effectifs, les lois et règles superflues pourront – espérons-le – tomber en désuétude – mais aucune évolution significative ne fera l’économie d’une action politique radicale et véléitaire. La classe politique d’aujourd’hui portera face à l’histoire la même responsabilité si elle n’amorce pas et ne conduit pas à son terme le virage d’une révision sociétale profonde, réformant dans une même logique et selon les mêmes procédures les institutions des pouvoirs économiques, industriels et politiques à la lumière de l’écologie et du féminisme.


1. « Les femmes représentent moins de 25 % des cadres du secteur privé et 12,3 % des emplois supérieurs de la fonction publique (…) (elles) détiennent moins de 8 % des mandats d'administrateurs des sociétés du CAC 40. Au 13 juin 2008, six d'entre elles - dont Cap Gemini, EADS, Danone et Veolia environnement - affichaient des conseils d'administration exclusivement masculins. » Observatoire de la parité, cité par le Monde du 7 juillet 2008.

2. Lors des élections législatives de 2002, l’UMP présente 19,7 % de femmes, ce qui lui vaut une diminution de 30,4 % de sa dotation en 2004, soit 4,264 millions d’euros. L’UDF présente 19,9 % de candidates, ce qui lui vaut une pénalité de 30 %, soit 667 075 euros. Le PS et le PRG (dont l’association de financement est commune) présentent 34,6 % de candidates et ont donc perdu 1,651 million (15,4 %).


article publié dans Ecorev' #30 en septembre 2008

mercredi 5 novembre 2008

« On répond par le jeu ! »


note pédagogique sur deux moyens métrages de Thomas Bardinet

Le programme de deux moyens métrages de Thomas Bardinet La Petite Mêlée et Les Petits Poucets – un documentaire et une fiction – propose deux approches de problématiques autour de l’enfance, par l’exploration de grands thèmes qui seront aussi le axes de notre lecture de ces films : le jeu, le conte, la famille au sens large.

Le jeu et le conte ont en commun d’être des modes d'expression et d'exploration, des activités et des productions mentales hautement culturelles et issues de pratiques immémoriales, mais abordées spontanément par les enfants, reliés ainsi à un passé archétypal qui n’est plus nécessaire aux adultes – qui donc finalement leur échappe. Les deux films en montre des développements différents en ce qui concerne le jeu (le conte n’est pas présent dans La Petite Mêlée), à savoir le sport – le rugby –, une activité très régulée, contrôlée par les adultes et une pratique sociale prégnante, et une forme appropriée et chaotique du jeu de cache-cache devenant un moyen de lutte, rejoignant une autre pratique ancestrale "infantilisée", celle du carnaval.

Quant à la question de la famille on peut la décomposer en : les relations des enfants aux adultes et des adultes aux enfants (j'insiste sur ce découplage), et la relation de l'individu au groupe – sachant que Les Petits Poucets aborde d'autres questions sur la famille qui ne sont pas développées ici mais que Thomas Bardinet évoque dans l'entretien qui accompagne ce texte.


"Un rugbyman, ça ne pleure pas"


le réalisateur parle de ses deux films comme des deux faces d'une même pièce – effectivement ils présentent deux formes de jeu opposées et complémentaires, non seulement dans leurs éléments constitutifs, mais aussi dans leurs implications sociales.

La Petite Mêlée montre un jeu de rugby très riche et impliquant, mais totalement contrôlé par les adultes. Outre des règles développées pour un sport d'adulte, le cadre en est très institutionnalisé – la compétition entre clubs, les uniformes que sont les maillots, le recrutement potentiels des bons joueurs pour faire carrière dans les grands clubs –, et les adultes y sont omniprésents, par le rôle dominant de l'entraîneur, mais aussi la pression que font peser les parents, les spectateurs et la culture locale.

Pourtant, pratiqué par les enfants, le rugby reste encore un jeu – quand c'est un sport pour les adultes, dont les enjeux excèdent largement la dimension ludique. Ce rugby des enfants semble d'ailleurs combiner également tous les éléments constitutifs du jeu selon la fameuse taxinomie de Roger Caillois (les jeux et les hommes, 1958), à savoir l'affrontement, le hasard, le simulacre, l'étourdissement, la turbulence et le contrôle – même si certains de ces éléments sont généralement considérés comme inconciliables. Les enfants s'impliquent à différents niveaux selon les phases et continuent à "jouer aux rugbymen" après les matchs – ce qui ne les empêche pas de plonger dans d'autres jeux et d'effeuiller les pâquerettes en chantant « j‘aime le rugby un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… »

Malgré la violence physique de la pratique et la violence psychologique de la compétition et de la pression des adultes, malgré la contrainte des règles délibérément et génialement "contre-productives" du rugby, le film montre les moments de grâce du "beau jeu", les joies de la dépense physique et de la victoire, et finalement le jeu d'aller-retour entre la forme fixée et restrictive d'un sport et l'usage ludique qu'en font les enfants – justement parce qu'ils sont des enfants, que leurs schémas mentaux incitent heureusement au jeu en toute circonstance.


« Vous pouvez jouer avec nous ? »

Dans Les Petits Poucets en revanche, les enfants se rendent maîtres du jeu – littéralement – en décrétant unilatéralement une partie de cache-cache qui ne s'arrêtera que quand ils auront vraiment été retrouvés. Les parents avaient refusé systématiquement de répondre aux sollicitations de leurs enfants, ou n'ont accepté que pour un court jeu auquel ils ne pouvaient que gagner et qui n'amuse qu'eux (les chaises musicales). Ils se retrouvent désormais non seulement forcés à jouer mais aussi à le faire en s'y impliquant comme les enfants le font, en suspendant leur incrédulité pour croire le temps du jeu à la réalité de la situation : les enfants ont disparu !

Les enfants respectent pourtant les règles élémentaires du cache-cache – se cacher et attendre – espérer – d'être retrouvés, un jeu universel qui commence spontanément chez le nourrisson avant d'être ritualisé –, mais faute de trouver des partenaires coopératifs chez les adultes, ils font une déclaration de jeu comme on ferait une déclaration de guerre – par SMS puisqu'on ne les écoute pas : une première épreuve, une énigme, un labyrinthe, la partie peut commencer.

Les adultes ont donc comme des enfants dû entrer dans le monde créé par le jeu – littéralement l'illusion (de ludere : jouer) – et se retrouvent dans une zone hors du temps et de l'espace – la forêt et la nuit – qui est aussi l'espace du conte que nous analyserons plus loin. Ils jouent et sont joués, il jouent des personnages (Baptiste jouant l'ogre) et finalement lorsque la partie de cache-cache sera terminée – sans qu'on sache vraiment comment mais peu importe, les enfants sont retrouvés, les conditions sont remplies et le jeu s'arrête – ils continueront un autre jeu, en continuant à y croire : une partie de "gendarmes et voleurs". Pendant ce temps les enfants – tout au moins Lise et Nicolas - seront eux passés sur un autre plan.


« le Petit Poucet mange l’Ogre »

L'ancrage dans le conte du film Les Petits Poucets est manifeste dès les premiers plans puisqu'une voix-off raconte le début du Petit Poucet, un grand classique revu pour l'occasion par Thomas Bardinet – sur fond de jeu de cache-cache des quatre garçons dans la forêt (tous les éléments sont déjà en place)… Mais le cours du conte est vite altéré car seul le début est raconté, une histoire d'ogre et d'abandon qui sans la victoire finale du Petit Poucet n'est qu'effrayante… C'est sûrement parce que Baptiste à deux reprise laissera l'histoire suspendue que les enfants prendront l'initiative d'en mettre en scène la fin – en leur faveur.

Selon Bruno Bettelheim, "le fait de se perdre dans la forêt est le symbole de la nécessité de se trouver soi-même" (Psychanalyse des contes de fées, 1976). En l'occurrence, ce conte moderne actualise la situation car ici ce sont les enfants eux-mêmes qui prennent la décision de se perdre et finalement ne sont perdus qu'aux adultes. Car l'ogre qui est à la maison, le coléreux Baptiste, est plus effrayant que celui qui pourrait se cacher dans la forêt, qui effarouche plutôt Laetitia, voire Baptiste lui-même quand il rencontre ses discrets voisins rôtisseurs de gibier. Et les enfants d'aujourd'hui qui ont d'autres sources de peur ne croient plus aux monstres ni aux fées…

Pourtant cette forêt et cette longue nuit sont magiques et une transformation a eu lieu. Ces créatures silencieuses qui reviennent dans la nuit, emmitouflées jusqu'au visage dans des couvertures rouges sont-elles vraiment les enfants disparus ? Dans l'univers des contes, les lutins subtilisent et remplacent les enfants ; mais c'est aussi le destin des enfants de ne plus être des enfants un jour.

Il faudra un autre conte pour qu'une autre transformation opère. Le dénouement heureux du Petit Poucet s'enchaîne sur Boucle d'Or, conte traitant lui aussi de la recherche de l'identité : Lise s'est enfuie une nouvelle fois et l'"autre" maison, qui aurait pu être celle de l'ogre, s'avère être celle des trois ours – en l'occurrence les trois braconniers au langage ancien, qui pourraient aussi venir d'un pays enchanté, et qui ont aidé à retrouver les garçons. Le conte est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le développer – c'est aussi à cela que servent les contes, de mémoire collective, de culture commune – et on ne voit pas Lise essayer les chaises et les lits ou goûter la bouillie, mais ses hôtes involontaires la retrouvent endormie dans ce refuge provisoire. Comme Boucle d'Or, Lise ne trouve pas sa place dans cette nouvelle maison, même si elle accompagne un moment les trois forestiers dans leur fuite – avant qu'ils ne se volatilisent. Mais grâce à eux elle pourra enfin établir un contact avec Nicolas parti à sa recherche.


« l’entraîneur rentre le ventre »

Jeux et contes sont des données culturelles, transmises donc par les adultes aux enfants comme outils qui n'ont d'usage que par la pratique – ce ne sont pas des contenus à assimiler mais des structures qui petit à petit s'incorporent et influencent celles de l'enfant souvent sans – à moins d'être Caillois ou Bettelheim – qu'on approfondisse leur apport. A priori l'enfant peut y avoir recours tout seul ou en compagnie de ses camarades. Mais dans les films de Thomas Bardinet ce sont des occasions d'interactions avec les adultes.

Dans la Petite Mêlée on a vu le rôle central de l'entraîneur qui ne cesse de parler à ses joueurs, enchaînant rhétorique sportive, conseils techniques, encouragements, reproches, manipulations psychologiques, vrais accès d'affection. Les autres adultes présents, parents, supporters, officiels, sont dans la même logique : toute communication adressée aux enfants dans le cadre du jeu ne s'adresse pas à eux en tant que personnes mais entrent dans une stratégie de performance au service du sport – dans la logique de l'éducation "productiviste" poussée à l'extrême.

Dans les Petits Poucets, les parents en situation de vacances sont surtout préoccupés par leur tranquillité et demandent essentiellement aux enfants d'être autonomes – à part Baptiste qui excessif en tout l'est particulièrement dans l'exercice de son autorité paternelle fantasmée. Cependant ils se réinvestissent dans leurs rôles de parents dès qu'ils réalisent la disparition des enfants. Pendant une bonne partie du film; ils en sont réduits à parler au vide en espérant être entendus – en disparaissants les enfants ont pris une place qu'ils n'avaient pas par leur présence.

Les enfants sont eux toujours en demande de l'attention des adultes – même dans l'épreuve des match de rugby perdus, ils privilégient le rapport affectif, même rugueux, même moqueur, et c'est quand le contact est coupé que le conflit apparaît. Dans les deux films, les situations d'adversité – celles des matchs ou celle des parents distants – soudent des groupes mais malheur à celui qui s'en trouvera exclu – les joueurs fautifs ou Lise refusant le leadership de Nicolas… Il y a là aussi matière à conte et à jeu, les petites histoires des enfants font toujours écho à des archétypes, des mythes, tout y est vécu essentiellement – c'est aussi un peu la matière du cinéma.


article publié dans le dossier pédagogique des films, CP Productions, avril 2008