mercredi 5 novembre 2008

« On répond par le jeu ! »


note pédagogique sur deux moyens métrages de Thomas Bardinet

Le programme de deux moyens métrages de Thomas Bardinet La Petite Mêlée et Les Petits Poucets – un documentaire et une fiction – propose deux approches de problématiques autour de l’enfance, par l’exploration de grands thèmes qui seront aussi le axes de notre lecture de ces films : le jeu, le conte, la famille au sens large.

Le jeu et le conte ont en commun d’être des modes d'expression et d'exploration, des activités et des productions mentales hautement culturelles et issues de pratiques immémoriales, mais abordées spontanément par les enfants, reliés ainsi à un passé archétypal qui n’est plus nécessaire aux adultes – qui donc finalement leur échappe. Les deux films en montre des développements différents en ce qui concerne le jeu (le conte n’est pas présent dans La Petite Mêlée), à savoir le sport – le rugby –, une activité très régulée, contrôlée par les adultes et une pratique sociale prégnante, et une forme appropriée et chaotique du jeu de cache-cache devenant un moyen de lutte, rejoignant une autre pratique ancestrale "infantilisée", celle du carnaval.

Quant à la question de la famille on peut la décomposer en : les relations des enfants aux adultes et des adultes aux enfants (j'insiste sur ce découplage), et la relation de l'individu au groupe – sachant que Les Petits Poucets aborde d'autres questions sur la famille qui ne sont pas développées ici mais que Thomas Bardinet évoque dans l'entretien qui accompagne ce texte.


"Un rugbyman, ça ne pleure pas"


le réalisateur parle de ses deux films comme des deux faces d'une même pièce – effectivement ils présentent deux formes de jeu opposées et complémentaires, non seulement dans leurs éléments constitutifs, mais aussi dans leurs implications sociales.

La Petite Mêlée montre un jeu de rugby très riche et impliquant, mais totalement contrôlé par les adultes. Outre des règles développées pour un sport d'adulte, le cadre en est très institutionnalisé – la compétition entre clubs, les uniformes que sont les maillots, le recrutement potentiels des bons joueurs pour faire carrière dans les grands clubs –, et les adultes y sont omniprésents, par le rôle dominant de l'entraîneur, mais aussi la pression que font peser les parents, les spectateurs et la culture locale.

Pourtant, pratiqué par les enfants, le rugby reste encore un jeu – quand c'est un sport pour les adultes, dont les enjeux excèdent largement la dimension ludique. Ce rugby des enfants semble d'ailleurs combiner également tous les éléments constitutifs du jeu selon la fameuse taxinomie de Roger Caillois (les jeux et les hommes, 1958), à savoir l'affrontement, le hasard, le simulacre, l'étourdissement, la turbulence et le contrôle – même si certains de ces éléments sont généralement considérés comme inconciliables. Les enfants s'impliquent à différents niveaux selon les phases et continuent à "jouer aux rugbymen" après les matchs – ce qui ne les empêche pas de plonger dans d'autres jeux et d'effeuiller les pâquerettes en chantant « j‘aime le rugby un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… »

Malgré la violence physique de la pratique et la violence psychologique de la compétition et de la pression des adultes, malgré la contrainte des règles délibérément et génialement "contre-productives" du rugby, le film montre les moments de grâce du "beau jeu", les joies de la dépense physique et de la victoire, et finalement le jeu d'aller-retour entre la forme fixée et restrictive d'un sport et l'usage ludique qu'en font les enfants – justement parce qu'ils sont des enfants, que leurs schémas mentaux incitent heureusement au jeu en toute circonstance.


« Vous pouvez jouer avec nous ? »

Dans Les Petits Poucets en revanche, les enfants se rendent maîtres du jeu – littéralement – en décrétant unilatéralement une partie de cache-cache qui ne s'arrêtera que quand ils auront vraiment été retrouvés. Les parents avaient refusé systématiquement de répondre aux sollicitations de leurs enfants, ou n'ont accepté que pour un court jeu auquel ils ne pouvaient que gagner et qui n'amuse qu'eux (les chaises musicales). Ils se retrouvent désormais non seulement forcés à jouer mais aussi à le faire en s'y impliquant comme les enfants le font, en suspendant leur incrédulité pour croire le temps du jeu à la réalité de la situation : les enfants ont disparu !

Les enfants respectent pourtant les règles élémentaires du cache-cache – se cacher et attendre – espérer – d'être retrouvés, un jeu universel qui commence spontanément chez le nourrisson avant d'être ritualisé –, mais faute de trouver des partenaires coopératifs chez les adultes, ils font une déclaration de jeu comme on ferait une déclaration de guerre – par SMS puisqu'on ne les écoute pas : une première épreuve, une énigme, un labyrinthe, la partie peut commencer.

Les adultes ont donc comme des enfants dû entrer dans le monde créé par le jeu – littéralement l'illusion (de ludere : jouer) – et se retrouvent dans une zone hors du temps et de l'espace – la forêt et la nuit – qui est aussi l'espace du conte que nous analyserons plus loin. Ils jouent et sont joués, il jouent des personnages (Baptiste jouant l'ogre) et finalement lorsque la partie de cache-cache sera terminée – sans qu'on sache vraiment comment mais peu importe, les enfants sont retrouvés, les conditions sont remplies et le jeu s'arrête – ils continueront un autre jeu, en continuant à y croire : une partie de "gendarmes et voleurs". Pendant ce temps les enfants – tout au moins Lise et Nicolas - seront eux passés sur un autre plan.


« le Petit Poucet mange l’Ogre »

L'ancrage dans le conte du film Les Petits Poucets est manifeste dès les premiers plans puisqu'une voix-off raconte le début du Petit Poucet, un grand classique revu pour l'occasion par Thomas Bardinet – sur fond de jeu de cache-cache des quatre garçons dans la forêt (tous les éléments sont déjà en place)… Mais le cours du conte est vite altéré car seul le début est raconté, une histoire d'ogre et d'abandon qui sans la victoire finale du Petit Poucet n'est qu'effrayante… C'est sûrement parce que Baptiste à deux reprise laissera l'histoire suspendue que les enfants prendront l'initiative d'en mettre en scène la fin – en leur faveur.

Selon Bruno Bettelheim, "le fait de se perdre dans la forêt est le symbole de la nécessité de se trouver soi-même" (Psychanalyse des contes de fées, 1976). En l'occurrence, ce conte moderne actualise la situation car ici ce sont les enfants eux-mêmes qui prennent la décision de se perdre et finalement ne sont perdus qu'aux adultes. Car l'ogre qui est à la maison, le coléreux Baptiste, est plus effrayant que celui qui pourrait se cacher dans la forêt, qui effarouche plutôt Laetitia, voire Baptiste lui-même quand il rencontre ses discrets voisins rôtisseurs de gibier. Et les enfants d'aujourd'hui qui ont d'autres sources de peur ne croient plus aux monstres ni aux fées…

Pourtant cette forêt et cette longue nuit sont magiques et une transformation a eu lieu. Ces créatures silencieuses qui reviennent dans la nuit, emmitouflées jusqu'au visage dans des couvertures rouges sont-elles vraiment les enfants disparus ? Dans l'univers des contes, les lutins subtilisent et remplacent les enfants ; mais c'est aussi le destin des enfants de ne plus être des enfants un jour.

Il faudra un autre conte pour qu'une autre transformation opère. Le dénouement heureux du Petit Poucet s'enchaîne sur Boucle d'Or, conte traitant lui aussi de la recherche de l'identité : Lise s'est enfuie une nouvelle fois et l'"autre" maison, qui aurait pu être celle de l'ogre, s'avère être celle des trois ours – en l'occurrence les trois braconniers au langage ancien, qui pourraient aussi venir d'un pays enchanté, et qui ont aidé à retrouver les garçons. Le conte est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le développer – c'est aussi à cela que servent les contes, de mémoire collective, de culture commune – et on ne voit pas Lise essayer les chaises et les lits ou goûter la bouillie, mais ses hôtes involontaires la retrouvent endormie dans ce refuge provisoire. Comme Boucle d'Or, Lise ne trouve pas sa place dans cette nouvelle maison, même si elle accompagne un moment les trois forestiers dans leur fuite – avant qu'ils ne se volatilisent. Mais grâce à eux elle pourra enfin établir un contact avec Nicolas parti à sa recherche.


« l’entraîneur rentre le ventre »

Jeux et contes sont des données culturelles, transmises donc par les adultes aux enfants comme outils qui n'ont d'usage que par la pratique – ce ne sont pas des contenus à assimiler mais des structures qui petit à petit s'incorporent et influencent celles de l'enfant souvent sans – à moins d'être Caillois ou Bettelheim – qu'on approfondisse leur apport. A priori l'enfant peut y avoir recours tout seul ou en compagnie de ses camarades. Mais dans les films de Thomas Bardinet ce sont des occasions d'interactions avec les adultes.

Dans la Petite Mêlée on a vu le rôle central de l'entraîneur qui ne cesse de parler à ses joueurs, enchaînant rhétorique sportive, conseils techniques, encouragements, reproches, manipulations psychologiques, vrais accès d'affection. Les autres adultes présents, parents, supporters, officiels, sont dans la même logique : toute communication adressée aux enfants dans le cadre du jeu ne s'adresse pas à eux en tant que personnes mais entrent dans une stratégie de performance au service du sport – dans la logique de l'éducation "productiviste" poussée à l'extrême.

Dans les Petits Poucets, les parents en situation de vacances sont surtout préoccupés par leur tranquillité et demandent essentiellement aux enfants d'être autonomes – à part Baptiste qui excessif en tout l'est particulièrement dans l'exercice de son autorité paternelle fantasmée. Cependant ils se réinvestissent dans leurs rôles de parents dès qu'ils réalisent la disparition des enfants. Pendant une bonne partie du film; ils en sont réduits à parler au vide en espérant être entendus – en disparaissants les enfants ont pris une place qu'ils n'avaient pas par leur présence.

Les enfants sont eux toujours en demande de l'attention des adultes – même dans l'épreuve des match de rugby perdus, ils privilégient le rapport affectif, même rugueux, même moqueur, et c'est quand le contact est coupé que le conflit apparaît. Dans les deux films, les situations d'adversité – celles des matchs ou celle des parents distants – soudent des groupes mais malheur à celui qui s'en trouvera exclu – les joueurs fautifs ou Lise refusant le leadership de Nicolas… Il y a là aussi matière à conte et à jeu, les petites histoires des enfants font toujours écho à des archétypes, des mythes, tout y est vécu essentiellement – c'est aussi un peu la matière du cinéma.


article publié dans le dossier pédagogique des films, CP Productions, avril 2008

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