mercredi 8 novembre 2006

Mapping the Studio


"Si vous vous considérez comme un artiste, que vous travaillez

dans un atelier mais que vous n'êtes pas un peintre et que vous
ne commencez pas par tendre une toile, vous faites plein d'autres
choses, comme vous asseoir sur une chaise ou faire les cent pas…
Alors la question revient de qu'est-ce que l'art ? L'art est ce qu'un
artiste fait, à savoir être simplement assis dans son atelier…"
Bruce Nauman

L'exposition Mapping the Studio présentée cet été au Stedelijk Museum (plus exactement au SMCS, l'espace provisoire dédié au musée dans le quartier à haute densité de construction de la gare centrale d'Amsterdam, en attendant la réouverture en 2008 du musée original rénové sur Museumplein) présente comment deux générations d'artistes – celle des "dématérialistes" de 1965 à 1975 et l'actuelle – ont traité la relation de l'artiste à son atelier. La liaison entre ces deux générations se fait par le biais de la figure centrale de l'exposition, Bruce Nauman, dont l'œuvre de 2002 Mapping the Studio 1 - All Action Edit (Fat Chance John Cage) donne son nom au projet.

Il peut sembler étrange pour les artistes actuels – dont l'atelier est souvent condensé dans l'espace virtuel de leur ordinateur portable – que la nécessité de s'affranchir de l'atelier ait pu être aussi essentielle pour leurs prédécesseurs. Les manifestes1 qui fondent les travaux respectifs de Daniel Buren ou Robert Smithson – leurs interventions in situ dans l'espace urbain ou le paysage2, documentées par les photos et les films présentés ici – soulignent pourtant que le statut quasi-mythique qu'avait atteint l'atelier d'artiste dans la petite histoire de l'art moderne (de Montmartre à New York) était devenu un nouveau poids dont il fallait s'affranchir. Le débat sur ce qu'on a appelé les "artistes post-studio" que rappelle Wouter Davidts dans son essai publié dans le Stedelijk Museum Bulletin3 consacré à l'exposition, s'est finalement dilué dans l'évidence de la situation actuelle.

Si Buren, Smithson et autres land artists ont éliminé le studio aussi bien que le lieu d'exposition de leur démarche artistique, d'autres en ont fait leur matériel privilégié, comme Jan Dibbets avec sa série photographique Perspective Correction - my Studio 1 & 2 de 1969, ou Bruce Nauman qui propose sous forme de vidéos une série d'actions minimalistes réalisées par l'artiste dans son atelier – par conséquent immanquablement des œuvres artistiques selon sa conception. Celles-ci ont d'ailleurs d'autant plus de poids si on les met en parallèle avec son travail de sculpteur : la dématérialisation n'est pas ici un constat de fin de l'art désabusé. Les vidéos de la série que propose le Stedelijk ne sont pas les plus montrées, notamment Playing a note on the violin while I walk around the studio (1968).

Nauman a prolongé cette recherche jusqu'à nos jours et sa pièce éponyme et inspiratrice de l'exposition est à la fois d'une grande beauté et d'une totale simplicité (son hommage à John Cage dans le titre n'est pas fortuit). Dans une grande salle au cœur de l'exposition, sept projections grand format sur les quatre murs présentent son atelier vide, filmé de nuit sous différents angles. La seule activité qu'on peut parfois y déceler est un chat chassant des souris (qui sont à l'origine du projet de Nauman – pour qui donc potentiellement tout ce qui se passe dans son atelier fait œuvre). Au milieu de la pièce, baignant dans la lumière reflétée verdâtre caractéristique du night-shot, quelques chaises de bureau standard – noires, tournantes et à roulettes –, permettent pragmatiquement aux spectateurs de choisir et de faire évoluer leur point de vue, mais dans cette atmosphère fantomatique, leurs silhouettes évoquent aussi facilement les créatures extra-terrestres menaçantes d'Alien dans un repos temporaire… Cette installation minimale mais puissamment évocatrice d'un potentiel à l'œuvre ranime l'espace peu stimulant du SMCS tout en revendiquant une économie de moyen et un parti pris sensible et réfléchi sur le sujet.

L'œuvre de Gordon Matta-Clark, bien représentée par une série de vidéos sur ses découpages de bâtiments à Paris ou Anvers et son "restaurant artistique" FOOD à New York, enrichit la problématique du "post-atelier", qui offre en retour une relecture de son travail comme production d'un "atelier en creux" qui extirpe des échantillonnages du monde réel – le processus étant l'œuvre et la galerie n'en proposant que les traces.

Des artistes choisis pour représenter la génération contemporaine, retenons Joep van Lieshout et Rirkrit Tiravanija, tous deux au centre de collectifs, l'Atelier Van Lieshout et The Land Foundation. Après sa tentative contrariée de créer son utopie collective AVL Ville à Rotterdam, van Lieshout "récupère" son échec en travaillant désormais sur la contre-utopie Slave City pour laquelle il mobilise les valeurs qui ont rendu son projet précédent invalide, celles du capitalisme productiviste global. L'étape présentée au SMCS – une grande maquette de bâtiment intitulée Call Center - Slave University (Female) – poursuit son travail sur les espaces de production concentrationnaires et autarciques. The Land Foundation – installée en Thaïlande à l'initiative de Rirkrit Tiravanija – reste quant à elle optimiste quant à l'utopie artistique en invitant des artistes à y réaliser des œuvres fonctionnelles au service des habitants de Chiang Mai ; pas d'œuvre exposée à Amsterdam donc mais un espace de débat et de documentation sur le projet.

Étrangement, les références historiques de ces collectifs artistiques actuels, la commune Friedrichshof d'Otto Mühl et la Factory d'Andy Warhol ne sont que superficiellement évoquées, comme si elles étaient d'une telle évidence qu'un simple rappel en suffit – alors que la complexité et l'exemplarité de ces deux projets auraient mérité une présentation plus poussée –, mais peut-être s'agit-il déjà d'une autre problématique.

Outre celles des artistes évoqués, étaient aussi exposées des œuvres de John Bock, Tacita Dean, Robert Morris, Martha Rosler, Gregor Schneider, Gerry Schum, Richard Serra et Mierle Laderman Ukeles.

1. Fonction de l'Atelier, Daniel Buren 1971 - The dislocation of Craft and the Fall of the Studio in Sedimentation of the Mind: Earth Projects, Robert Smithson 1968.

2. Pour information, la fameuse Spiral Jetty (1970) sur le Lac Salé est à nouveau visible depuis la sécheresse de 2002.

3. The Myth of the post-Studio Era, Wouter Davidts, Stedelijk Museum Bulletin 23/2, mai 2006. L'essai propose une réflexion sur l'étymologie de studio – atelier d'artiste en anglais – qui retrouve son sens originel de lieu d'étude pour les démarches artistiques contemporaines après avoir désigné l'antre des génies spontanés romantiques puis modernes.



article inédit, août 2006

lundi 6 novembre 2006

Moskau Melnikov


L'exposition Moskau Melnikov présentée par la Wiener Städtische à la Ringturm de Vienne est un prolongement de la rétrospective de Milan de 2000 – en tournée en Europe depuis lors. L'exposition viennoise a le mérite d'être aujourd'hui au diapason du regain d'actualité regardant Konstantin Melnikov, à l'heure où se joue le sort de la fameuse maison moscovite de l'architecte soviétique, construite en 1927.

Suite à une succession troublée, il semble désormais acquis qu'appartenant par legs pour moitié à l'état russe, elle pourra être le siège d'un musée Melnikov permettant notamment enfin l'accès aux archives de l'architecte. Jusqu'au mois de mars dernier, il y avait fort à craindre qu'elle ne subisse le sort réservé par les spéculateurs immobiliers moscovites à l'architecture avant-gardiste ayant survécu à l'ère stalinienne (et qui n'épargne pas l'architecture antérieure d'ailleurs, près de 400 monuments historiques ayant été rasés à Moscou depuis la fin de l'URSS), à savoir la destruction pure et simple pour libérer des terrains à la valeur sans cesse ascendante.

Cette maison est emblématique de l'esthétique de Melnikov : ses deux cylindres verticaux imbriqués l'un dans l'autre et percés de multiples fenêtres hexagonales et d'une façade entièrement vitrée illustrent parfaitement comment l'architecte refuse la confusion entre la pureté géométrique et la simplification idéologique. Au cube, favorisé par les tenants de l'ordre, il préfèrera toujours le cercle et le triangle. La maison est bien documentée, puisque outre plusieurs maquettes – comme pour certains autres projets différentes versions permettent d'apprécier les espaces intérieurs aussi bien que les volumes extérieurs –, une vidéo exclusive comporte une visite guidée par le fils même de Melnikov qui y a vécu toute sa vie et s'est battu pour préserver l'œuvre de son père.

L'exposition ne reprend pas les maquettes de Moscou qui mettaient à Milan en valeur comment les projets de Melnikov, construits ou non, s'inscrivaient dans une pensée urbanistique qui n'a jamais pu se développer, suite à la disgrâce de l'architecte. Si donc le titre de l'exposition n'est pas vraiment approprié, la trentaine de maquettes réalisées par les écoles d'architecture de Stuttgart et de Delft1 – soit la totalité des projets de Melnikov, construits ou non – fait honneur à son travail. Un projet comme celui de la commande d'un garage au-dessus de la Seine – commande passée suite au succès de son pavillon soviétique de l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs (1925) – réputé irréalisable, trouve une interprétation en volume saisissante.

Melnikov fut évidemment accusé de formalisme par ses contemporains constructivistes, mais son souci à contre-courant de la forme lui a permis de donner une identité forte à chacun de ses bâtiments, notamment comme c'est le cas pour la série de six clubs d'ouvriers commandés par des corporations industrielles entre 1927 et 1929 – sa plus intense période de construction, qui fait de lui un des architectes de l'époque les plus présents à Moscou.

Ces commandes directes sans appels d'offre ni concours lui permirent de donner libre cours à son inspiration et d'expérimenter à chaque fois aussi bien dans l'expressivité des formes que dans la fonctionnalité – notamment dans une série de propositions pour moduler ses auditoriums grâce à des murs mobiles et des imbrications de volumes – clairement exposés ici grâce aux maquettes ouvertes. Les formes complexes de ces bâtiments s'avéreront difficiles à "staliniser" quand à partir des années 30 un certain nombre d'immeubles constructivistes se verront ajouter des pilastres et percer des fenêtres verticales pour se conformer aux canons de l'architecture néo-classique appelée désormais à exalter un pouvoir autoritaire, et non plus l'avènement de la société du futur.

Mais aussi il aura parfois été plus techniciste que les constructivistes, notamment dans le projet de tour pour le siège moscovite de la Leningradskaia Pravda (1924), avec ses quatre étages censés pivoter autour d'un axe en béton pour donner au bâtiment une géométrie variable. Ici Melnikov, anticipant la faisabilité technique du projet, demandait aux ingénieurs de se mettre au service des architectes pour rendre cette réalisation possible ! Le projet n'ayant existé que sous la forme d'un dessin de façade, il laisse une grande marge d'interprétation aux maquettistes – aussi deux versions différentes sont proposées à la Ringsturm.

Les années 30 auront été celles des grands projets officiels – aucun ne sera réalisé : l'architecture révolutionnaire de Melnikov l'était trop pour le pouvoir stalinien qui ne pouvait, par exemple, pas apprécier son projet pour le Palais des Soviets (1932). La structure de celui-ci, basée sur demi-cônes inversés, oppose celui posé sur sa base – l'ancienne hiérarchie tsariste – à celui se tenant sur la pointe glorifiant un pouvoir des masses sans domination – ce qui n'était pas vraiment la direction qu'avait prise l'URSS. Dommage que la maquette à l'échelle trop réduite ne permette pas d'appréhender le grandiose du projet qu'on rêve de pouvoir contempler en contre-plongée !

La clarté de cette exposition amène à penser qu'outre la qualité intrinsèque de l'architecture de Melnikov et l'inspiration que son œuvre ne peut manquer de générer, il est toujours important de pouvoir réexaminer le legs de l'avant-garde artistique et architecturale du début du XXe siècle, en une période où le modernisme quasi-centenaire a souvent une tendance jeuniste à vouloir encore se targuer de sa nouveauté – ce qui n'est plus ce qu'on peut revendiquer de plus pertinent.

À lire, le catalogue "Konstantin S. Melnikov and the construction of Moscow" publié en 2000 par Mario Fosso, Otakar Mácel et Maurizio Meriggi chez Skira, avec notamment d'intéressantes notes sur les partis pris de reconstitutions des maquettes.

1. La Faculté d'Architecture de l'Université de Technologie de Delft, Pays-Bas, et l'Institut d'Histoire de l'Architecture, Art et Design de l'Université de Stuttgart, Allemagne.

article publié dans L'Architecture d'Aujourd'hui #364, Mai 2006