lundi 14 novembre 2005

Effroi

sur l'exposition Effroi de Natacha Nisic au musée Zadkine, Paris, septembre 2005

Dans un monde apparemment ensemencé par les images, le statut de ces dernières ne saurait se limiter à ce qu’il suffit aux medias pour maintenir leur emprise. Les artistes oeuvrent à conserver une complexité du visible, d’autant plus nécessaire quand on aborde la question de la création continue de la mémoire et du présent contingent. Le visible et l’invisible coexistent, et sont tangents là où l’artiste – comme Natacha Nisic pour Effroi – met en œuvre "comment l’invisible est rendu visible lorsque la trace photographique prend la place de l’impression rétinienne : l’image se situe (…) dans un champ compris entre l’interprétation symbolique et le document1." Évidemment l’enjeu est de taille dès lors qu’il est question de rendre compte de l’atrocité des camps de la mort nazis.

Le travail photographique et vidéographique que Natacha Nisic propose au musée Zadkine – en résonance avec les œuvres du sculpteur – présente des vues calmes et banales de paysages ruraux, aux premiers plans desquels mare, réservoir ou rivière reflètent le ciel, et ce qui alentour relie ciel et terre. Mais avant même que nous ne pénétrions l’espace de l’exposition, un texte d’introduction prépare notre regard à ce que clairement nous ne pouvons pas voir dans ces images, tout indice y étant soigneusement évité : nous sommes ici sur le site du camp de Birkenau, soixante années après que l’entreprise d’extermination qui y était perpétrée soit exposée… Cette simple étendue d’eau qui pourrait refléter n’importe quel ciel d’Europe est un réservoir qui a recueilli les cendres des victimes incinérées, celle-la la rivière voisine qui en a charrié les surplus, cette autre celle d’une mare du voisinage… Même miroir.

Le propos de Natacha Nisic, semble alors être que les paysages n’ont pas de mémoire pour ceux qui n’en ont pas, qu’ils peuvent être les réceptacles des représentations humaines à conditions que celles-ci restent vivaces. Ils ne remplacent pas la mémoire active, il reste une connaissance à leur surimposer pour qu’ils prennent un sens, même le plus fort – et en l’occurrence l’effroi qui nous saisit devant la banalité de ces paysages quand est formulée l’histoire du lieu. Et que comme le paysage, l’image et l’œuvre d’art ont ici besoin du rappel même atone des faits pour que s’amorce leur pouvoir d’évocation. Est-ce une impuissance de l’artiste, du spectateur, ou de l’art lui-même ? Peu importe, ce n’est pas un échec, tout reste à inventer inlassablement pour explorer les obscurités toujours renouvelées de l’homme.

Sachant où nous sommes, les réflexions tantôt spectrales, tantôt majestueuses des arbres sur ces surfaces liquides évoquent cette inversion que Michel Tournier met à l’œuvre dans le Roi des Aulnes – cette désormais forte probabilité que tout ce qui à de la valeur pour nous, même la sérénité liée à la contemplation d’un paysage champêtre, puisse receler sa part d’horreur. Ces arbres reflétés dans les eaux de Birkenau nous montre alors leurs branches déployées dans des profondeurs ainsi révélées, car toute surface désigne un en-dessous, qui n’a pas besoin d’être l’Enfer des grands mythes pour être terrible, ici c’est un sol imprégné d’humain, littéralement, chimiquement, comme il en existe peu.

Mais un punctum à l’œuvre dans le paysage photographié – manifeste à l’image comme dans le texte de Natacha Nisic – élargit le propos et donne une autre dimension à la connaissance qui nous est donnée du contexte : l’eau photographiée du réservoir du camp de Birkenau nous retourne notre regard, par le biais d’un crapaud surgi inopinément (et révélé à l’artiste au développement), et qui se résume pratiquement à des yeux affleurant à la surface le l’eau grise. Alors que ces paysages pourraient facilement être ceux de l’oubli, voire de l’indifférence, peut-être révèlent-ils alors cette vigilance qui nous manque, et une conscience qui nous manque tout autant : être regardé par le monde. Probable que tout regard sur l’humain sera pour toujours accusateur, et en grande partie pour l’œuvre de mort mise en œuvre par les nazis, qui par son ampleur et son implacabilité a redéfini l’humanité à un niveau infiniment plus bas que jamais.

Si l’indicible de la Shoah reste un des mythes fondateurs de la postmodernité, qui en opposition à la modernité comme histoire en marche n’a cessé de proclamer des fins successives à l’histoire, celle-ci ne s’est pas arrêtée en matière de génocide. Entre autres et pour les plus visibles, le Cambodge ou le Rwanda ont manqué de moyens ou de temps, mais pas de férocité pour rivaliser avec le nazisme. Plus palpable pour nous si besoin est, la dernière guerre européenne en date, en Yougoslavie, a immédiatement pris les formes les plus barbares, à faire douter que cinquante années de travail de mémoire des crimes contre l’humanité perpétrés par le pouvoir nazi aient jamais su contribuer a l’édification des peuples. Dès lors il semble nécessaire que soit pensée encore et encore la mémoire de l’horreur de la solution finale, et que soit liée à cette pensée une épistémologie de cette mémoire, qui en fasse un outil intellectuel avec un but clair et précis : que ce ne soit plus jamais possible, car plus jamais concevable.

Aussi peut-on apprécier qu’historiens et artistes sachent se répondre les uns aux autres, dans une revivification constante de tous les enjeux liés à cette mémoire. Le catalogue d’Effroi fait ainsi appel à l’historienne Annette Becker, spécialiste de la mémoire de "La Der des Der", pour un court essai étayé de témoignages de survivants de camps d’extermination. Le catalogue prolonge l’exposition, et celui-ci est un très intéressant livre d’artiste, essentiellement une déclinaison des images de surfaces aquatiques de Birkenau en complément de celles exposées au musée Zadkine, et comprenant aussi un DVD de vidéos et d’ambiances sonores à la sombre simplicité.

1. Catalogue Effroi, Paris-Musées 2005.


article publié dans l'architecture d'aujourd'hui #361, novembre 2005