mercredi 15 janvier 2014

Le mariage de la carpe et du lapin


La Bulgarie n’a vraiment pas de chance ! Non seulement elle n’a jamais été colonisée par la France, mais en plus elle n’a pas de pétrole ! Et comme elle ne s’oppose même pas au gouvernement américain, tout ce qu’il s’y passe indiffère les medias hexagonaux, alors que cela fait près d’un an que les foules bulgares arpentent les avenues de Sofia en demandant la démission du gouvernement. 

Seulement, depuis la dernière fois qu’on en a parlé dans Siné Mensuel, si le gouvernement de droite de l’ancien premier ministre Boïko Borissov est bien tombé sous la pression de la rue (et suite à une vague d’immolations par le feu du plus mauvais effet), il semble que celui mis en place suite aux élections anticipées de mai dernier – à la faible participation – n’ait pas eu l’ambition ou la compétence de remédier à ce qui ne fonctionne pas en Bulgarie, et les rues ne se sont pas désemplies. 

Ce n’est pas très étonnant, vu la triple coalition contre nature qui a dû s’assembler pour former le gouvernement de Plamen Oresharski : en effet, si c’est encore le GERB, parti conservateur de Borissov, qui est majoritaire à l’assemblée bulgare, il n’a pas réussi à former d’alliance pour atteindre la majorité absolue, et c’est donc le BSP – Parti Socialiste Bulgare, héritier démarxisé du parti communiste historique, spécialiste des alliances improbables – qui a désigné un premier ministre « technocratique » avec le soutien du DPS – parti de la minorité turque de Bulgarie, libéral et originellement anti-communiste – et d’Ataka, parti d’extrême droite nationaliste, xénophobe et fortement complotiste (dont l’action est surtout de ne pas laisser siéger ses 23 députés au parlement, laissant la majorité à l’alliance BSP-DPS). 

Dès la nomination des membres du gouvernement, les protestations ont recommencé. Borissov avait été déposé notamment à cause de l’abandon de l’industrie de l’énergie à des conglomérats privés ayant fait exploser les prix de l’électricité, mais aussi suite à des accusations de collusion avec la puissante mafia bulgare, les mêmes accusations sont revenues, en plus virulentes, contre le gouvernement Oresharski. La nomination de plusieurs ministres trop visiblement liés à des pouvoirs oligarchiques – industriels, médiatiques, financiers, mafieux – a mis le feu aux poudres, et leur prompt débarquement n’a pas su arranger les choses. 

 Les manifestations se sont succédé depuis le début de l’été, aux cris de « démission » et « mafia », mais il est devenu difficile de comprendre leur véritable objet, quand celles de février dernier avaient des mots d’ordres et des objectifs clairs. Comme beaucoup de mouvements similaires en 2013, comme en Turquie ou au Brésil, cet élan plus ou moins spontané de protestation n’a pas de parti, pas de leaders, des objectifs flous, et se base sur les classes moyennes et les étudiants... Bien sûr, on y a vu défiler aussi Borissov et les membres du GERB qui n’ont pas digéré leur éviction du pouvoir, mais il semble que comme dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, les bulgares ayant gouté aux joies à la fois de la dictature stalinienne et du capitalisme prédateur, soient à la recherche d’un nouveau paradigme – et si c’était facile, ça se saurait. 

 Et le gouvernement Oresharski semble avoir réussi son pari : tenir jusqu’à l’hiver et laisser la neige vider les rues. 

Publié dans Siné Mensuel n°27, Janvier 2014