mercredi 3 décembre 2014

Quand les syndicats allemands font pipi debout


Vous savez quoi ? Les cuvettes de WC en Allemagne n’ont pas la même forme qu’en France, et il est quasiment impossible d’y uriner debout sans causer d’éclaboussures. D’où la requête faite aux hommes de tomber la culotte et de s’asseoir pour faire leurs petites affaires, ce afin d’éviter des désagréments aux autres usagers et à ceux qui nettoient – donc essentiellement aux femmes. 

Cela fait ricaner les français en visite et éveillerait chez Eric Zemmour un courroux bien viril, mais cela fait partie des différences subtiles entre nos deux pays qui peuvent mener à une totale incompréhension – un peu comme quand nos journalistes et politiques glosent sur le taux de syndiqués mirobolant et le merveilleux dialogue social en Allemagne, sans savoir apparemment à quel point les droits syndicaux allemand et français diffèrent.

Alors que chaque grève en France nous donne droit au couplet : « ce n’est pas comme ça que ça se passerait en Allemagne »,  tâchons de comprendre ce qui est à l’œuvre dans la série de grèves qui a ébranlé Deutsche Bahn (la compagnie ferroviaire publique allemande) et donc tout le pays ces derniers mois : six grèves depuis septembre, de plus en plus longues et de plus en plus dures (et bien placées avec ça : pendant les vacances, le championnat de foot, les célébrations de la chute du mur de Berlin…) La grève portant autant sur le transport de marchandises que sur celui des voyageurs, l’industrie métallurgique s’est même vite inquiétée d’un colossal manque à gagner si les matières premières venait à manquer.

Depuis l’après-guerre jusque récemment, la représentation syndicale en Allemagne était sous un régime de monopole des grands syndicats, selon le principe de l’unité tarifaire : un syndicat majoritaire pouvait négocier seul un accord salarial par catégorie de salariés et par entreprise - pas étonnant que l’on soit fortement incliné à se syndiquer dans le-dit syndicat majoritaire. Bien pratique pour le patronat et le gouvernement – le secret derrière le fameux dialogue social à l’allemande –, moins convaincant au niveau efficacité et surtout en ce qui concerne diversité syndicale et liberté de choix – d’où la décision du Tribunal Fédéral du Travail de supprimer ce monopole en 2010. 

Evidemment cette nouvelle donne bouscule un peu les choses, et beaucoup ont été rapides à proclamer que cette grève est surtout le fruit d’un conflit inter-syndicats causé par un syndicat minoritaire jouant des coudes pour se faire une place dans la cour des grands. Cette vision des choses omet le fait que le syndicat à l’origine de la grève, GDL (Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer – essayez de dire ça d’un coup pour voir), bien que pesant beaucoup moins que les syndicats géants du secteur industriel, est non seulement le principal syndicat de conducteurs de train, mais aussi le plus vieux syndicat en activité en Allemagne – fondé au milieu du 19ème siècle, ayant survécu au régime nazi, premier syndicat libre à l’est après la réunification. Pas vraiment des blancs-becs ni des gauchistes illuminés !

Le comique de la chose est qu’alors que le gouvernement allemand est en train de concocter dare-dare une loi – voire une révision constitutionnelle – revenant sur l’abrogation de l’unité tarifaire pour se débarrasser des syndicats minoritaires, les  négociations entre GDL et Deutsche Bahn achoppent essentiellement sur le fait que GDL veut aussi pouvoir représenter et négocier hausse de salaire et réduction de temps de travail pour les contrôleurs, les stewards et autres personnels ferroviaires. Deutsche Bahn a tout d’abord fait donner la grosse artillerie, tentant en vain de faire interdire la grève en portant l’affaire devant les tribunaux du travail de différents Länder – le jugement final signalant que si une grève n’avait pas d’impact négatif, elle n’aurait aucune efficacité –, et organisant la classique campagne médiatique sur la prise d’otage des usagers ou l’irresponsabilité des grévistes quand le pays est en crise. Mais finalement la table des négociations s’est ouverte et GDL a accepté de raccourcir la grève de deux jours – il semblerait qu’ils ne soient pas les affreux idéologues jusqu’au-boutistes contre lesquels médias et gouvernement se sont déchainés, mais ça on n’en parle plus…

Publié dans Siné Mensuel n°37, décembre 2014