vendredi 14 janvier 2000

Le méchant (Shan-Yu)* et la gentille (Mulan)* - * change les noms toi même.


Quelqu'un peut-il en douter ? Nous sommes en guerre ! C'est l'état implicite de toute société, qui se cristallise régulièrement en grand barnum de fer, de feu et de mort, mais subsiste continuellement à l'état résiduel, avec cette caractéristique que ses principales victimes choisissent d'ignorer leur état. Cette guerre ne se comptabilise pas en carnages et en tonnes de métal volatilisé, mais elle mobilise une somme considérable d'argent, de personnel, de logistique, d'énergie — et tout particulièrement de la part de ceux qui voudraient nier son existence. Cette guerre, c'est notre guerre, celle de la culture, celle de l'art contre les mass-medias, de l'exigence contre la complaisance, de l'indépendance contre le contrôle, de la responsabilité contre la manipulation, de l'individu contre les pouvoirs, de la liberté contre l'aliénation, de la jouissance contre l'anhédonisme, de la vitalité contre la névrose — bref, la guerre quotidienne et individuelle de la complexité contre l'entropie.

Pour cette guerre, il existe des machines si monstrueuses que nous sommes amenés à les considérer comme en dehors de tout contrôle humain, comme des entités autonomes — les ILS et les ON que l'on peut chanter comme hymne des victimes consentantes avec le tube symptomatique et déplaisant d'Alain Souchon (On nous claudiaschiffère, on nous paullousulitzère…). Contre les superproductions aux discours tendancieux des majors et des networks, contre l'art lénifiant des ministères qui s'occupe de mobiliser dans de vains émerveillements la frange cultivée du public (la science méticuleuse de la communication publicitaire et propagandiste a appris à définir les cibles et les méthodes de toucher les publics les plus rétifs), il existe des arts de combat (eux-mêmes non à l'abri de la noyade dans le discours dominant, telle la pseudo sous-culture techno). La lutte semble inégale ? Elle l'est totalement. Pourtant dans tous les domaines, et pour peut que l'on cherche, on rencontre des entreprises de création et de réflexion — contre toute logique et souvent contre tout espoir — qui alimentent et entretiennent une lutte permanente de reprise de contrôle de la réalité. Cela fait que nous sommes vivants et que certains n'abandonneront jamais ce qui n'est pas une utopie lointaine, mais la responsabilité sociale, concrète et sans contrepartie de l'art.

Tout cela n'a rien de nouveau, mais il s'agit de ne jamais l'oublier, de se le rappeler toujours et de toutes les façons possibles, parce que l'arme principale de nos adversaire, c'est l'oubli, le rêve, la distraction, l'entertaiment. L'argument le plus utilisé comme critère d'appréciation d'un film à succès dans les médias de masse — ressortant particulièrement dans l'exercice nauséeux du micro-trottoir ou comment les victimes aiment et aident leurs bourreaux, qui en contrepartie les affranchissent de la douleur de réfléchir — est le fameux oubli du quotidien ! Le discours culturel dominant, c'est qu'il ne faut pas agir sur le quotidien, il faut l'oublier. Quelle doit être l'équation inverse ? La reprise individuelle de la réalité dans la compréhension du modelage de sa perception par la culture, la liberté pragmatique résidant dans les choix possibles et dans l'action.

Un des principaux empires de la collusion habituelle des pouvoirs médiatiques, politiques, culturels et commerciaux — particulièrement augmentée par la technologie de communication et le fantasme démocratique, mais pas si supérieure à ce qu'à pu être l'église catholique en Europe, ou toute autre système religieux ailleurs — consiste en un contrôle du langage annihilant toute volonté et capacité dialectique. Que peut y faire une poignée d'intellectuels critiques, caution dérisoire d'un hypothétique contre-pouvoir démocratique, quand tous les discours assimilent par exemple si complètement art populaire (variété, télévision, coloriage de Mickey Spécial Jeu…) et propagande commerciale, que personne ne songe même à les différencier ? Patrick Sébastien a alors beau jeu de se présenter en apôtre et martyr de l'insoumission du peuple face à la technocratie qui l'a créé. Qui et comment convaincre de l'urgence d'un combat culturel quand ces mêmes mots sont dans la bouche de Claude Berry, producteur d'Astérix et Obélix, et alors sur toutes les ondes, ou dans celle de Monsieur Dominique Païni de la Cinémathèque Française dans ses cocktails parisiens ?

Pourquoi énoncer ce tissu d'évidences aujourd'hui ? C'est une réaction compulsive et égarée à quelque chose qui me perturbe depuis quelques jours. Depuis que pour des raisons ténébreuses je suis allé au cinéma pour y voir Mulan. Et que j'y ai pris un immense plaisir. Oui, j'ai adoré Mulan, le dernier dessin animé de la grande machine de propagande édo-fasciste Walt Disney™, le nouveau produit calibré pour attaquer le marché asiatique qui sera le champ de bataille du capitalisme du 21ème siècle, tout en faisant œuvre politiquement correcte avec un discours simpliste et complaisant sur l'émancipation féminine (envisageable dans le contexte d'exotisme et d'archaïsme d'une légende chinoise). Mais si j'ai aimé cette courageuse petite chinoise sauvant l'empire chinois et son digne empereur des entreprises sanguinaires de l'ignoble barbare Shan-Yu, avec l'aide de son sympathique et gouailleur dragon de poche et pour les beaux yeux du beau et viril capitaine Machin, cela m'a amené à me poser beaucoup plus de questions que le très beau Kenzo Sensei/Dr Akagi de Shoei Imamura vu la veille.

Or l'art est une maïeutique, c'est le champ du questionnement, à l'opposé de la communication. Ce que m'a apporté Mulan a été de me plonger assez brutalement dans la réalité des rapports de l'art, de la culture, du cinéma que j'ai évoqués. Mulan est-il une œuvre d'art ? Non, ne serait-ce que par sa finalité, qui est de rapporter beaucoup d'argent à un groupe économique dont les compromissions politiques sont intolérables, tout en servant une soupe propagandiste qui le conforte dans son pouvoir. Mais il ne s'agit pas d'être des saints, ou de vivre en dehors de cette société qui est la nôtre avant d'être celle de nos ennemis. Que le questionnement esthétique, philosophique, politique puisse prendre sa source dans n'importe quelle production humaine et non uniquement dans ce qui affecte d'être le haut de gamme de la culture, là est le résultat je crois du travail de l'art. Il faut être armé pour aller voir Mulan.


article publié dans Tausend Augen #18, janvier 2000