mercredi 7 mars 2012

Ach Merkel Gross Malheur !


Faites péter les saucisses et les bretzels, l’Allemagne est le paradis sur terre et le bonheur de l’humanité – et donc de la France – passe apparemment par notre germanisation si l'on en croit notre bon président-candidat ! Mais les Allemands sont-ils vraiment fiers et heureux de faire des sacrifices pour maintenir une économie vigoureuse et florissante ?

D’abord, leur économie a tout de la demi molle malgré les AAA et les leçons que Merkel donne à tout le monde ! La dette allemande n’a rien à envier à celle de ses petits camarades européens – supérieure à celle de l’Espagne, n’inquiétait-elle pas il y a quelques mois le boss de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker, qui s’étonnait de la constance avec laquelle politiciens et économistes teutons arrivent à éviter le sujet… Sans parler des entourloupes comptables entre les Länders et l’état fédéral qui permet de camoufler une bonne partie de cette dette, ni des dédommagements de guerre que l’Allemagne a omis de verser entre autres à la… Grèce après la réunification de 1990. On ajoute à ça les prévisions de croissance pour 2012 en chute libre, la stagnation de la consommation et des heures travaillées, la récession démographique, pas de quoi chanter Kikiriki !

Mais surtout, les déclassés du miracle allemand n’ont pas leur mot à dire – et de moins en moins. Il faut d’abord savoir qu’il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne : quand on travaille dans l’industrie avec un bon syndicat pour négocier les salaires, c’est supportable, mais ce n’est pas la majorité, du coup cela donne 6,5 millions de travailleurs pauvres – à moins de 10 euros de l’heure – y compris 2 millions en dessous de 4 euros ! Autres chiffres, un tiers des emplois y sont précaires : soit à durée déterminée, soit à temps partiel, et un dixième est un minijob – salaire plafonné à 400 euros par mois, sans charges ni prestations sociales…

Et ces petits boulots de misères, on est bien obligé de les accepter depuis que le gouvernement Schröder a instauré un régime de terreur dans l’indemnisation des chômeurs ! Les agences pour l’emploi ayant à atteindre un quota de 40% de radiations, tous les coups sont permis : impossibilité de refuser un emploi, obligation de se soumettre aux fameux « jobs à un euro » sous peine de sanctions, rejets de dossiers arbitraires, surveillance des comptes bancaires... Les tribunaux sont tellement saturés de demandes de recours – jusqu’à des plaintes pour travail forcé qui devraient arriver devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’ici dix ans – les tribunaux sont très forts pour faire traîner les dossiers –, que les dépôts de plaintes sont désormais… payants !

Mais bon, au moins en Allemagne, quand le président à trop de casseroles au cul, il démissionne comme Christian Wullf, il n’est pas déclaré irresponsable quinze ans plus tard pour échapper à la justice tout en siégeant au conseil constitutionnel…


Publié dans Siné Mensuel n°7, Mars 2012

dimanche 9 novembre 2008

Pour faire évoluer les institutions : féminisme ou féminisation ?


Au départ de cet article, une interview de Dominique Voynet pendant la campagne présidentielle de 2007. Sincèrement ou stratégiquement, elle évoque sa vie en dehors de son activité politique et insiste sur le fait que tous les jours, elle consacre à sa famille le temps qu’elle estime nécessaire, et qu’elle ne considère pas que ses responsabilités publiques l’éxonèrent de ses responsabilités privée – notamment d’une présence indispensable auprès de ses enfants (inutile de s’étendre sur le fait bien connu mais jamais remis en cause qu’on ne demande jamais aux hommes politiques comment ils concilient vie publique et vie privée, pas plus que l’on n’épilogue sur la marque de leurs tristes costumes).

Puis Mme Voynet pointe très justement que dans une société où l’on demande encore et toujours aux femmes d’être en charge de l’espace domestique et de la famille, l’organisation même du débat politique leur interdit d’y accéder, ou pour ce faire leur demande de faire un choix que l’on ne demande jamais de faire aux hommes ; elle donne en exemple ces réunions interminables de négociations sociales ou politiques, auxquelles les hommes peuvent consacrer des nuits entières, quand les femmes sont à la maison avec les enfants.

A partir de cette réflexion, comment considérer la nomination ces dernières années de femmes à des postes ministériels de prestige (Intérieur, Défense, Justice…) et ce dans des gouvernements de droite, ou la candidature aux plus hautes responsabilités de femmes à une place éligible – comme ce fut le cas pour Ségolène Royal l’année dernière ? Sont-ce là des signes forts d’une victoire, d’une émancipation, d’une intégration au monde politique des femmes ? Est-ce l’accomplissement d’un combat féministe qui aurait rempli son rôle historique et pourrait en rester là ? Ou est-ce un simple épiphénomène, pire, une illusion fallacieuse, l’arbre de Noël masquant la sombre forêt ?

Il faut bien admettre que quelque soit la présence croissante des femmes dans la sphère politique, le pouvoir politique reste dans sa conception même ancré dans une logique patriarcale, et que la république et la démocratie qui se veulent l’acme de la civilisation ont hérité avec l’état régalien de principes d’un archaïsme ténébreux. Comme n’importe quel despote antique et/ou « oriental », comme n’importe quel dictateur, le pouvoir démocratique juge, emprisonne, impose, attaque et s’autoglorifie… Non pas que le pouvoir soit mauvais parce que patriarcal et qu’un pouvoir matriarcal serait une alternative bénéfique – ce genre de discours serait non seulement faux et utopiste, mais inutile parce qu’utopiste, car une fois ce genre de constat établi, il n’y a plus rien à faire qu’à espérer qu’en mille générations à venir le cours de l’histoire humaine puisse s’inverser. Restons dans le champ du politique pour réfléchir à des propositions concrètes et immédiates de changement.

Le pouvoir archaïque se vit encore comme une entreprise virile et héroïque. Le héros platonicien sort de la masse, subjugue les foules, défait ses adversaires. Les institutions démocratiques elles-mêmes lui donnent une arène où il peut lutter contre tous et accéder au sommet. Sa logique est martiale, sa victoire mérite récompense et le pouvoir est cette récompense : Nicolas Sarkozy est la personnification caricaturale de cette logique. L’héroïsme politique est aussi dans ces réunions que dénonce Dominique Voynet, durant lesquelles l’épuisement physique pèse autant que le fond rationnel d’un argumentaire. La femme politique décidant de se mêler de la chose publique doit elle aussi sacrifier au combat électoral – sans parler du combat qu’elle doit souvent mener contre son propre camp pour avoir la possibilité d’exister face à la vieille garde machiste de son parti...

Pas question ici encore de voir dans l’âgon une simple vertu patriarcale en opposition à quelqu’essence féminine faite de douceur et de conciliation. Mais il faut admettre l’absence d’alternative à l’accès et l’exercice du pouvoir politique en démocratie basé plus ou moins sur le même principe que le duel à coups de massues et arrivant sensiblement au même résultat : le vainqueur est extrait de la réalité sociale et devient un prince de la république. Par les honneurs et les services qui lui sont octroyés, il est acquis qu’il n’a plus à se soumettre aux contraintes du quotidien – et en particulier à tout ce qui est du domaine réservé féminin: le domestique et le familial.

Et les femmes politiques face à cet état de fait n’ont guère d’autres possibilités que de déléguer leurs tâches domestiques à d’autres femmes (voir l’article de Sandrine Rousseau dans ce dossier) et/ou de clamer leur traditionnel sacrifice de genre : abandonner leur famille au bénéfice de leur carrière, ou abandonner leur carrière au bénéfice de leur famille – ou le plus souvent les deux à la fois (encore un dilemme auquel les hommes ne semblent bizarrement jamais astreints – serait-ce que les figures patriarcales qui nous gouvernent seraient essentiellement de mauvais pères ?) Ces femmes politiques de tous bords se retrouvent à devoir sans arrêt se revendiquer d’une masculinité qui leur permet d’assurer leur rôle dans le pouvoir patriarcal et d’une féminité caricaturale pour ne pas exercer la « menace » de l’ambivalence. Elles en arrivent à « hystériser » (ce mot n’est pas à entendre dans un sens féminin bien entendu) les genres au lieu de permettre d’arriver à une politique indifférente aux genres – comme on demande à la démocratie d’être indifférente aux origines, aux classes, aux opinions : cela est censé être un fondement civilisationnel, que tous soyons tous « libres et égaux en droit ».

La femme surjouée – la vierge mère version Ségolène Royal, l’hystérique frivole version Rachida Dati, la bigote émotive version Christine Boutin – se met d’autant plus totalement au service du pouvoir patriarcal qu’elle est dans sa logique même de différenciation et de confusion du sexe et du genre. Elle accepte le fameux double sacrifice sur l’autel du pouvoir archaïque pour accéder aux responsabilités qui la retrancheront de la vie courante.

Envisager le système patriarcal – le nôtre devenu « soft » en tout cas – comme une oppression violente des hommes sur les femmes est presque optimiste : cela voudrait dire qu’une révolte ou une révolution pourraient déboucher sur une libération. Mais cette oppression est si totalement intériorisée par les femmes autant que par les hommes, que les femmes sont au premiers rangs pour lui permettre de se reproduire. Il faut admettre par exemple que dans le même temps – les quarante dernières années – pendant lequel les femmes ont lutté pas à pas pour réduire les inégalités dont elles étaient victimes, les professions de l’éducation se sont extrêmement féminisées ; on aurait pu s’attendre à ce que les deux phénomènes entrent en résonance et qu’il en résulte une accélération des changements, et des remises en question profondes, au bénéfice d’une plus grande mixité pour toute la génération post-soixante huit. Mais ce n’est pas le cas, les femmes restent globalement interdites de responsabilités, et tous les contre-exemples que l’on pourra citer restent des exceptions et des pourcentages minoritaires (voir les chiffres de représentation aux assemblées, dans les ministères, les directions d’administrations, institutions, entreprises, etc…1).

Revenons-en à l’écologie, et à un de ses principaux apports à la pensée et à l’action politique actuelles : questionner et remettre en question tous les modèles sociétaux pour pouvoir les repenser de façon rationnelle et complexe, et après analyse des effets de plus d’un siècle de bouleversements politiques, économiques et technologiques, en incluant désormais le long terme, la cascade des effets secondaires, les données non-quantifiables tel que le bonheur des individus, la qualité de la vie, la préservation des éco-systèmes, etc. Ce travail – évolution logique du combat progressiste – s’est fondé dans l’examen critique de l’appropriation et l’exploitation des ressources, des retombées environnementales, sociétales et humaines de la production et de la consommation, et nous amène maintenant à utiliser de nouveaux outils intellectuels et politiques pour modifier une société nous démontrant jour après jours les preuves de sa faillite. Il est donc majeur pour les écologistes de s’attaquer à des choses aussi essentielles que les rapports de domination culturels et institutionnels, et notamment à celui qui fonde vraisemblablement la « non-pensée » inégalitaire dans sa défiance envers l’autre : le sexisme.

Et comme il s’agit de politique, quittons les sphères exclusivement analytiques pour réfléchir à des façons concrètes pour influer sur les états de fait présentés ci-dessus. Tout d’abord, un petit retour rapide sur l’histoire nous permet de nous rappeler que jamais un exploiteur ou un oppresseur n’abandonne spontanément sa position dominante et ses privilèges – ni au nom de la morale, ni de l’efficacité. La situation présente nous montre bien d’ailleurs que même ayant dû céder à un moment sous la pression politique, sociale ou révolutionnaire, les adeptes du darwinisme social chercherons par un moyen ou un autre à provoquer un retour de balancier propre à rétablir leur monde dans son état antérieur, celui de leur domination. Ceux qui aujourd’hui se targuent de vouloir éliminer les effets de 1968 semblent bien avoir en tête de remonter jusqu’en 1946, 1936, 1905, voire 1848 ! Il serait donc tout-à-fait angélique de se contenter d’un discours prônant la patience, la confiance dans l’évolution inévitable et progressive des mentalités : la rupture ne peut être qu’ « autoritaire » – par exemple de part l’autorité de la loi – et contraignante. Ce ne sera pas simple : presque dix après la mise en place de la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes électorales, les partis dit « de gouvernement » préfèrent encore perdre une importante partie de leur financement public que de la respecter2.

Mais on ne peut pas modifier les mentalités par la loi. On ne peut pas obliger les femmes exclues des cercles du pouvoir et de la gestion des affaires publiques depuis des siècles à remettre en question des fonctionnements immémoriaux pour se mêler brusquement de politique, en sachant les obstacles auxquels elles seront confrontées. On ne peut pas attendre des hommes qu’ils intègrent la vie familiale et domestique dans leur fonctionnement et leurs valeurs quand tous nos modèles de représentation culturels, intellectuels, affectifs continuent à promouvoir le contraire – et les amènent à considérer qu’ils perdraient leurs privilèges, voire mettraient « leur sexualité en danger » ce faisant… Et de toute façon les habitudes institutionnelles ne le permettent pas. Mais on pourrait faire des choses très simples pour bousculer des schémas échappant à l’argumentaire logique que demande leur réforme : par exemple fermer les ministères et les assemblées à cinq heures pour que les heureux pères puissent aller chercher les enfants à l’école. On ne pourra pas les obliger par force de loi bien sûr mais à la longue pourquoi ne le feraient-ils pas ?

On pourrait aussi facilement restreindre les privilèges – notamment financiers – inhérents aux fonctions électives, tout en en allégeant les charges. Ce serait une mesure très populaire : non seulement cela ferait faire à l’état une partie de ces économies qui servent actuellement de prétexte à la destruction des services publics, mais cela opérerait une sélection intéressante des ambitions politiques et amènerait vraisemblablement à un nouveau réalisme des élus. L’espace créé dans ce nouveau paysage politique ferait de la place aux femmes, par défaut au départ, par habitude par la suite. Cela ne remettrait en cause ni la démocratie, ni la république et personne ne pourrait appeler à défendre la nation en danger ; un ministre bien inspiré voire un peu démagogue, un parlement frondeur en période de crise pourraient faire passer ce genre de mesures…

Ces exemples – certes un peu sommaires et optimistes – servent avant tout à ranimer le sentiment que ces choses sont de l’ordre du possible, que ni l’écologie ni le féminisme ne sont des utopies sans actualisation possible, que ce qui demande des changements profonds de mentalité n’a pas vocation à être repoussé aux calendes grecques pour cause de difficulté – au contraire. C’est bien le rôle des politiques de rendre possible dans le cadre des institutions des évolutions sociétales. C’est aussi par la mise en place de règles contrôlant la production et la pollution que le combat écologiste permettra de modifier le fonctionnement délétère de toute une société. Quant aux chantres du libéralisme qui bêlent les louanges de la dérégulation et hurlent à l’oppression quand les lois ne vont pas dans le sens du soutien inconditionnel à la « main invisible du marché », ils ne sauront nous faire oublier que les règles – invisibles donc – de leur « ordre naturel » sont aussi artificielles que les autres, que les droits de propriété – matérielle, industrielle, aussi bien que intellectuelle – ne sont aussi que des consensus sociaux, que les états, les polices, les armées, les tribunaux qui garantissent leur pouvoir économique n’ont de légitimité – quand ils en ont – et de pouvoir que du même consensus social, et que tout cela ne fonctionne que sous la contrainte de lois innombrables et à grand renfort de propagande, de menaces et de guerres périphériques.

Une fois les changements nécessaires effectifs, les lois et règles superflues pourront – espérons-le – tomber en désuétude – mais aucune évolution significative ne fera l’économie d’une action politique radicale et véléitaire. La classe politique d’aujourd’hui portera face à l’histoire la même responsabilité si elle n’amorce pas et ne conduit pas à son terme le virage d’une révision sociétale profonde, réformant dans une même logique et selon les mêmes procédures les institutions des pouvoirs économiques, industriels et politiques à la lumière de l’écologie et du féminisme.


1. « Les femmes représentent moins de 25 % des cadres du secteur privé et 12,3 % des emplois supérieurs de la fonction publique (…) (elles) détiennent moins de 8 % des mandats d'administrateurs des sociétés du CAC 40. Au 13 juin 2008, six d'entre elles - dont Cap Gemini, EADS, Danone et Veolia environnement - affichaient des conseils d'administration exclusivement masculins. » Observatoire de la parité, cité par le Monde du 7 juillet 2008.

2. Lors des élections législatives de 2002, l’UMP présente 19,7 % de femmes, ce qui lui vaut une diminution de 30,4 % de sa dotation en 2004, soit 4,264 millions d’euros. L’UDF présente 19,9 % de candidates, ce qui lui vaut une pénalité de 30 %, soit 667 075 euros. Le PS et le PRG (dont l’association de financement est commune) présentent 34,6 % de candidates et ont donc perdu 1,651 million (15,4 %).


article publié dans Ecorev' #30 en septembre 2008

mercredi 5 novembre 2008

« On répond par le jeu ! »


note pédagogique sur deux moyens métrages de Thomas Bardinet

Le programme de deux moyens métrages de Thomas Bardinet La Petite Mêlée et Les Petits Poucets – un documentaire et une fiction – propose deux approches de problématiques autour de l’enfance, par l’exploration de grands thèmes qui seront aussi le axes de notre lecture de ces films : le jeu, le conte, la famille au sens large.

Le jeu et le conte ont en commun d’être des modes d'expression et d'exploration, des activités et des productions mentales hautement culturelles et issues de pratiques immémoriales, mais abordées spontanément par les enfants, reliés ainsi à un passé archétypal qui n’est plus nécessaire aux adultes – qui donc finalement leur échappe. Les deux films en montre des développements différents en ce qui concerne le jeu (le conte n’est pas présent dans La Petite Mêlée), à savoir le sport – le rugby –, une activité très régulée, contrôlée par les adultes et une pratique sociale prégnante, et une forme appropriée et chaotique du jeu de cache-cache devenant un moyen de lutte, rejoignant une autre pratique ancestrale "infantilisée", celle du carnaval.

Quant à la question de la famille on peut la décomposer en : les relations des enfants aux adultes et des adultes aux enfants (j'insiste sur ce découplage), et la relation de l'individu au groupe – sachant que Les Petits Poucets aborde d'autres questions sur la famille qui ne sont pas développées ici mais que Thomas Bardinet évoque dans l'entretien qui accompagne ce texte.


"Un rugbyman, ça ne pleure pas"


le réalisateur parle de ses deux films comme des deux faces d'une même pièce – effectivement ils présentent deux formes de jeu opposées et complémentaires, non seulement dans leurs éléments constitutifs, mais aussi dans leurs implications sociales.

La Petite Mêlée montre un jeu de rugby très riche et impliquant, mais totalement contrôlé par les adultes. Outre des règles développées pour un sport d'adulte, le cadre en est très institutionnalisé – la compétition entre clubs, les uniformes que sont les maillots, le recrutement potentiels des bons joueurs pour faire carrière dans les grands clubs –, et les adultes y sont omniprésents, par le rôle dominant de l'entraîneur, mais aussi la pression que font peser les parents, les spectateurs et la culture locale.

Pourtant, pratiqué par les enfants, le rugby reste encore un jeu – quand c'est un sport pour les adultes, dont les enjeux excèdent largement la dimension ludique. Ce rugby des enfants semble d'ailleurs combiner également tous les éléments constitutifs du jeu selon la fameuse taxinomie de Roger Caillois (les jeux et les hommes, 1958), à savoir l'affrontement, le hasard, le simulacre, l'étourdissement, la turbulence et le contrôle – même si certains de ces éléments sont généralement considérés comme inconciliables. Les enfants s'impliquent à différents niveaux selon les phases et continuent à "jouer aux rugbymen" après les matchs – ce qui ne les empêche pas de plonger dans d'autres jeux et d'effeuiller les pâquerettes en chantant « j‘aime le rugby un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… »

Malgré la violence physique de la pratique et la violence psychologique de la compétition et de la pression des adultes, malgré la contrainte des règles délibérément et génialement "contre-productives" du rugby, le film montre les moments de grâce du "beau jeu", les joies de la dépense physique et de la victoire, et finalement le jeu d'aller-retour entre la forme fixée et restrictive d'un sport et l'usage ludique qu'en font les enfants – justement parce qu'ils sont des enfants, que leurs schémas mentaux incitent heureusement au jeu en toute circonstance.


« Vous pouvez jouer avec nous ? »

Dans Les Petits Poucets en revanche, les enfants se rendent maîtres du jeu – littéralement – en décrétant unilatéralement une partie de cache-cache qui ne s'arrêtera que quand ils auront vraiment été retrouvés. Les parents avaient refusé systématiquement de répondre aux sollicitations de leurs enfants, ou n'ont accepté que pour un court jeu auquel ils ne pouvaient que gagner et qui n'amuse qu'eux (les chaises musicales). Ils se retrouvent désormais non seulement forcés à jouer mais aussi à le faire en s'y impliquant comme les enfants le font, en suspendant leur incrédulité pour croire le temps du jeu à la réalité de la situation : les enfants ont disparu !

Les enfants respectent pourtant les règles élémentaires du cache-cache – se cacher et attendre – espérer – d'être retrouvés, un jeu universel qui commence spontanément chez le nourrisson avant d'être ritualisé –, mais faute de trouver des partenaires coopératifs chez les adultes, ils font une déclaration de jeu comme on ferait une déclaration de guerre – par SMS puisqu'on ne les écoute pas : une première épreuve, une énigme, un labyrinthe, la partie peut commencer.

Les adultes ont donc comme des enfants dû entrer dans le monde créé par le jeu – littéralement l'illusion (de ludere : jouer) – et se retrouvent dans une zone hors du temps et de l'espace – la forêt et la nuit – qui est aussi l'espace du conte que nous analyserons plus loin. Ils jouent et sont joués, il jouent des personnages (Baptiste jouant l'ogre) et finalement lorsque la partie de cache-cache sera terminée – sans qu'on sache vraiment comment mais peu importe, les enfants sont retrouvés, les conditions sont remplies et le jeu s'arrête – ils continueront un autre jeu, en continuant à y croire : une partie de "gendarmes et voleurs". Pendant ce temps les enfants – tout au moins Lise et Nicolas - seront eux passés sur un autre plan.


« le Petit Poucet mange l’Ogre »

L'ancrage dans le conte du film Les Petits Poucets est manifeste dès les premiers plans puisqu'une voix-off raconte le début du Petit Poucet, un grand classique revu pour l'occasion par Thomas Bardinet – sur fond de jeu de cache-cache des quatre garçons dans la forêt (tous les éléments sont déjà en place)… Mais le cours du conte est vite altéré car seul le début est raconté, une histoire d'ogre et d'abandon qui sans la victoire finale du Petit Poucet n'est qu'effrayante… C'est sûrement parce que Baptiste à deux reprise laissera l'histoire suspendue que les enfants prendront l'initiative d'en mettre en scène la fin – en leur faveur.

Selon Bruno Bettelheim, "le fait de se perdre dans la forêt est le symbole de la nécessité de se trouver soi-même" (Psychanalyse des contes de fées, 1976). En l'occurrence, ce conte moderne actualise la situation car ici ce sont les enfants eux-mêmes qui prennent la décision de se perdre et finalement ne sont perdus qu'aux adultes. Car l'ogre qui est à la maison, le coléreux Baptiste, est plus effrayant que celui qui pourrait se cacher dans la forêt, qui effarouche plutôt Laetitia, voire Baptiste lui-même quand il rencontre ses discrets voisins rôtisseurs de gibier. Et les enfants d'aujourd'hui qui ont d'autres sources de peur ne croient plus aux monstres ni aux fées…

Pourtant cette forêt et cette longue nuit sont magiques et une transformation a eu lieu. Ces créatures silencieuses qui reviennent dans la nuit, emmitouflées jusqu'au visage dans des couvertures rouges sont-elles vraiment les enfants disparus ? Dans l'univers des contes, les lutins subtilisent et remplacent les enfants ; mais c'est aussi le destin des enfants de ne plus être des enfants un jour.

Il faudra un autre conte pour qu'une autre transformation opère. Le dénouement heureux du Petit Poucet s'enchaîne sur Boucle d'Or, conte traitant lui aussi de la recherche de l'identité : Lise s'est enfuie une nouvelle fois et l'"autre" maison, qui aurait pu être celle de l'ogre, s'avère être celle des trois ours – en l'occurrence les trois braconniers au langage ancien, qui pourraient aussi venir d'un pays enchanté, et qui ont aidé à retrouver les garçons. Le conte est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le développer – c'est aussi à cela que servent les contes, de mémoire collective, de culture commune – et on ne voit pas Lise essayer les chaises et les lits ou goûter la bouillie, mais ses hôtes involontaires la retrouvent endormie dans ce refuge provisoire. Comme Boucle d'Or, Lise ne trouve pas sa place dans cette nouvelle maison, même si elle accompagne un moment les trois forestiers dans leur fuite – avant qu'ils ne se volatilisent. Mais grâce à eux elle pourra enfin établir un contact avec Nicolas parti à sa recherche.


« l’entraîneur rentre le ventre »

Jeux et contes sont des données culturelles, transmises donc par les adultes aux enfants comme outils qui n'ont d'usage que par la pratique – ce ne sont pas des contenus à assimiler mais des structures qui petit à petit s'incorporent et influencent celles de l'enfant souvent sans – à moins d'être Caillois ou Bettelheim – qu'on approfondisse leur apport. A priori l'enfant peut y avoir recours tout seul ou en compagnie de ses camarades. Mais dans les films de Thomas Bardinet ce sont des occasions d'interactions avec les adultes.

Dans la Petite Mêlée on a vu le rôle central de l'entraîneur qui ne cesse de parler à ses joueurs, enchaînant rhétorique sportive, conseils techniques, encouragements, reproches, manipulations psychologiques, vrais accès d'affection. Les autres adultes présents, parents, supporters, officiels, sont dans la même logique : toute communication adressée aux enfants dans le cadre du jeu ne s'adresse pas à eux en tant que personnes mais entrent dans une stratégie de performance au service du sport – dans la logique de l'éducation "productiviste" poussée à l'extrême.

Dans les Petits Poucets, les parents en situation de vacances sont surtout préoccupés par leur tranquillité et demandent essentiellement aux enfants d'être autonomes – à part Baptiste qui excessif en tout l'est particulièrement dans l'exercice de son autorité paternelle fantasmée. Cependant ils se réinvestissent dans leurs rôles de parents dès qu'ils réalisent la disparition des enfants. Pendant une bonne partie du film; ils en sont réduits à parler au vide en espérant être entendus – en disparaissants les enfants ont pris une place qu'ils n'avaient pas par leur présence.

Les enfants sont eux toujours en demande de l'attention des adultes – même dans l'épreuve des match de rugby perdus, ils privilégient le rapport affectif, même rugueux, même moqueur, et c'est quand le contact est coupé que le conflit apparaît. Dans les deux films, les situations d'adversité – celles des matchs ou celle des parents distants – soudent des groupes mais malheur à celui qui s'en trouvera exclu – les joueurs fautifs ou Lise refusant le leadership de Nicolas… Il y a là aussi matière à conte et à jeu, les petites histoires des enfants font toujours écho à des archétypes, des mythes, tout y est vécu essentiellement – c'est aussi un peu la matière du cinéma.


article publié dans le dossier pédagogique des films, CP Productions, avril 2008

lundi 12 novembre 2007

Tigres de Néon


à propos de Neon Tigers de Peter Bialobrzeski,
Cicero - Galerie für politische Fotografie
, Berlin, septembre 2007

L'exposition que la galerie Cicero de Berlin a consacré en août-septembre 2007 à la série Neon Tigers de Peter Bialobrzeski permet de jouir en grande dimension de ce travail exceptionnel qu'on avait pu découvrir en 2004 dans le livre éponyme publié chez Hatje & Cantz – livre qui a reçu en Allemagne de nombreux prix. L'accrochage aux cimaises des photographies en grand format rend justice à ces paysages urbains à la fois crus et féeriques, et la quantité de photos permet de s'abîmer dans la contemplation autant que d'explorer les multiples facettes de ce travail, tout en renouvelant subtilement mais radicalement la vision que nous pouvons avoir de ces métropoles asiatiques tant fantasmées.

Shanghai, Hongkong, Kuala Lumpur, Bangkok, Singapour, Jakarta, Shenzhen sont à la fois les lieux et les sujets de ce travail d'orfèvre. Les lieux car malgré la préciosité et l'étrangeté du rendu photographique, ces espaces urbains restent très réels, très lisibles, sans tentation d'abstraction ou de réduction à la forme, et bien que souvent apparemment vidées de leurs habitants – que ce soit par l'échelle ou le temps de pause -, ces vues restent imprégnées de présences, ne serait-ce que par cette lumière artificielle omniprésente qui émane des activités humaines modernes. Les sujets parce Bialobrzeski incorpore tout ce qui est face de son objectif à son processus de recréation de la ville, fidèle sans prétendre à cette objectivité que l'on prête à la photographie allemande contemporaine.

La lumière – ou plutôt les lumières – sont toujours au centre du dispositif de Bialobrzeski. Sa méthode caractéristique consiste en prises de vue en pause longue combinant la lumière du crépuscule à celles irradiantes des néons, phares de voitures, lampadaires et autres éclairages urbains et le résultat est étonnamment divers. De l'incandescence d'un magma en voie de solidification de cette vue lointaine du downtown de Shanghai au tourbillon elfique de pastels diffus du Nanpu Bridge, il a su saisir l'infinie versatilité de l'électricité faite lumière et nous révèle une ville composée autant de fluides immatériels que de bâtiments de béton. Formes aiguës émergeant de brouillards lumineux, ces bâtiments ne sont pas magnifiés, les gratte-ciels audacieux sont au même plan que les immeubles branlants ou les non-sites sous les ponts autoroutiers, un même élan vertical les maintient tendus vers le ciel opalescent.

Les plus belles photos sont sûrement celles où apparaissent des personnes qui par leur immobilité échappent à l'évanouissement que le mouvement réserve aux personnes en transit face à la pause de l'appareil. Seuls alors les dîneurs attablés devant une échoppe de rue ou les vendeurs à la sauvette émergent de la circulation fantomatique de la foule, comme les habitants calmes d'une citée éthérée tissée de lumières tendres sortie des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury (bien que les références de Bialobrzeski soient plutôt le cyberpunk de William Gibson, de Blade Runner ou de Ghost in the Shell). Car – et c'est une dimension non négligeable de ce travail –, sans artifice aucun le photographe révèle la fiction à la surface du visible – cette réalité fantasmée par un siècle de science-fiction grâce à laquelle le futur est entré par effraction dans notre vision du monde.

Mais contrairement à ce qui était prévu, ce futur ne met plus l'Occident au centre du monde, et il repose sur des postulats qui peut-être nous échappent : à contempler ces larges panoramas embrasés mais étrangement sereins, on perçoit comment l'urbanisme asiatique hypermoderne ne consiste pas à apprivoiser ou dominer le réel mais à contribuer à sa complexité. La vision de ces villes n'est pas sans rappeler les représentations traditionnelles de la Grande Muraille serpentant à l'infini en épousant le relief des montagnes, mais la force n'est désormais plus celle contenue dans la pierre mais irradie dans la lumière.

publié dans L'Architecture d'Aujourd'hui #373, décembre 2007

dimanche 28 janvier 2007

Quand le fou montre la lune, le sage regarde le doigt


Notre époque a de multiples différences fondamentales d'avec toutes les précédentes, essentiellement de par l'évolution technologique des deux derniers siècles ayant entraîné les nombreux bouleversements logistiques, politiques et philosophiques qui ont engendré notre société – sans la fonder au vu de son instabilité structurelle (nous sommes loin de la fin de l'histoire qu'a fantasmée l'idéologie capitaliste triomphante entre 1991 et 2001).

Mais une différence culturelle spécifique a été peu prise en compte, qui pourtant a accompagné et discrètement modelé cette nouvelle civilisation en travail : avec la science, la technologie et la notion de progrès est née l'anticipation, et donc la science-fiction. Celle-ci est aujourd'hui une part importante de la culture populaire, et loin de se réduire à un divertissement inoffensif, elle porte et diffuse l'idéologie du siècle – et en particulier le fantasme technologique qui est un moteur puissant de notre société.

En entrant dans le 21ème siècle, pour la première fois de l'histoire de l'humanité nous avons pris pied dans une époque qui avait été décrite, extrapolée, fantasmée depuis plus d'un siècle. En passant le cap de l'an 2000 nous entrions dans un monde de robots étincelants, de fusées interplanétaires, d'ordinateurs omniscients et autres transmogrifeurs – ou plus exactement de téléphones mobiles, de microordinateurs interconnectés en réseau, de communication planétaire instantanée, d'ingénierie génétique et de nanotechnologies. Nous y étions préparés depuis trois générations et n'avons pas été déçus – même si l'acceptation des dégâts collatéraux était marquée en petits caractères : bouleversements climatiques, pollutions chimiques, nucléaires et biologiques, destructions des écosystèmes, épuisement des ressources, exploitations et acculturation des peuples, militarisation des relations internationales et conflits permanents, etc…

Ce n'est pas le lieu ici de faire l'histoire de la science-fiction (SF) et de son interaction avec les mouvements de fond du 20ème siècle, ou de se risquer à en donner une définition définitive, mais pour observer son stade actuel et ce que cela peut nous dire de l'évolution de l'air du temps, précisons quelques points. L'essentiel de la SF – quel que soit son médium, la littérature, le cinéma, la bande dessinée, la télévision… – se caractérise par le fait de se situer dans le futur – à vrai dire un futur car pour certains classiques leur futur est maintenant notre passé – et par la référence à des technologies plus ou moins imaginaires. Il y a de multiples exemples pour lesquels ce n'est pas vrai – voire le contraire –, mais c'est l'acception la plus commune, et c'est ce qui base sa spécificité.

La science-fiction naît comme genre littéraire à la fin du 19ème siècle avec Jules Verne et H.G. Wells mais a ses glorieux précurseurs, les plus connus étant Cyrano de Bergerac, Jonathan Swift, Voltaire, Barbey d'Aurévilly, Edgar Allan Poe et bien entendu Mary Shelley dont le Frankenstein entamait dès 1818 l'œuvre de la SF : la création d'une mythologie de la modernité. Sa créature révoltée – explicitement le Prométhée moderne1 – prend place à côté de Superman, du parallélépipède noir de 2001 Odyssée de l'Espace ou du xénomorphe d'Alien comme nouvel archétype pour une société née dans le positivisme scientiste et qui se pensait affranchie de la nécessité du mythe.

À chaque époque et chaque société correspondra sa SF – les films de monstres paranoïaques américains de la guerre froide, la New Wave anglaise ultra-créative et expérimentale des années soixante, la SF surréalisto-kafkaïenne de l'URSS et de l'Europe de l'Est, l'eschatologie récurrente des mangas japonais, le cyberpunk planétaire des années quatre-vingt. Repère important pour ce qui nous intéresse, en 1939 l'écrivain de SF et vulgarisateur scientifique Isaac Asimov entreprend délibérément de reverser le modèle "frankensteinien" de la création se retournant contre son concepteur qui prévaut dans la SF d'alors, pour présenter ses robots "positroniques" sous un aspect positif, liés au niveau le plus profond par un contrat de service de l'humanité ; les intrigues de ses romans sont par la suite intrinsèquement liées aux implications de cette technologie.

Ces quinze dernières années, la SF a connu une nouvelle mutation, mais cette fois non seulement dans ses thèmes ou sa forme, mais dans sa relation au public et à la production. Les années quatre-vingt avaient fait culminer le genre avec le cyberpunk, un mouvement littéraire d'anticipation hard science2 et pessimiste, transposant dans un futur proche les effets de la culture des réseaux informatiques et de l'ingénierie génétique dans un monde hypercapitaliste, dont le personnage archétypal est un hacker3 marginalisé tentant de survivre dans un univers d'entreprises multinationales et de médias dominants le dépassant totalement. Le genre continue alors de s'adresser à un public limité, certes plus mûr et critique que le spectateur lambda de Star War, mais toujours dans la logique du fandom4.

Cependant le début des années quatre-vingt-dix voit s'amorcer un mouvement de fusion de la SF dans la culture mainstream. Non que cela corresponde à une quelconque maturité du genre car cela se fait souvent aux dépens de la qualité artistique et spéculative et profite essentiellement au pur divertissement et aux tendances les plus classiques et conservatrices. En quelques années, la production de films, de programmes télévisés et de comics explose et surtout, le label SF n'est plus utilisé et quand il l'est, il ne stigmatise plus les œuvres comme s'adressant à des adolescents attardés.

Depuis et actuellement, une grande partie de la production de cinéma de SF se compose de suites de films dans des cycles amorcés dans les années soixante-dix (Star War, Star Trek, Alien…) ou quatre-vingt (Terminator, Robocop…), de remakes de classiques (La Planète des Singes, Godzilla, King Kong, Tron et même le Solaris de Tarkovski) et d'adaptations de comics eux aussi classiques (Batman, Superman, Spiderman, X men…) ou de programmes de télévision et de jeux vidéo (X-files, Firefly, Final Fantasy, Doom…) ; c'est dire que ces films ne basent plus leur succès sur le désir d'étrangeté qui motivait le fan de SF mais le confort de retrouver ses plaisirs de jeunesse ou d'arpenter les chemins balisé…

Car c'est par la télévision que les enfants sont amenés à accepter la SF comme nouveau modèle dominant d'imaginaire. Suite au succès dans les années quatre-vingt des anime5 japonais – achetés en Europe et au USA souvent parce qu'ils étaient déjà amortis et très bon marché, et dont ceux traitant de SF étaient plus universels et donc plus facilement importables –, l'immense majorité des programmes destinés à la jeunesse est désormais basée sur la SF. À commencer par les fameux Télétubbies (programme ciblant les deux-cinq ans, produit entre 1997 et 2001 et rediffusé depuis en boucle) évoluant dans un décor éco-technologique (notamment le Tubbytronic Superdome, leur maison semi-enterrée) et qui n'a jamais été qualifié dans les programmes télé de science-fiction.

À la même période, publicité et vidéo-clips musicaux (Michael et Janet Jackson, Georges Michael…) commencent à regorger d'imagerie futuriste et de technologies imaginaires – avec une prédilection pour la téléportation, le fantasme ultime de communication et de présence totale, la fusion idéale du matériel et de l'information dans l'imaginaire informatique. Le téléphone portable devient l'anneau magique assurant la continuité de deux univers, et le même appareil peut être vu dans les mains des héros de Matrix ou des X men et dans les publicités qui précédent les films6, comme si nous étions aspirés par un futur technologique dont les produits sont envoyés dans notre présent comme leurres, et dont l'image se reconstruit et se précise au fur et à mesure que les technologies d'imagerie digitales se perfectionnent et lui confèrent une réalité supérieure.

Pour conclure, il est tentant de voir cette tendance s'affirmer en gros depuis l'effondrement des systèmes "communistes", comme si, en prétendant naître de la fin des idéologies – enfin, des autres idéologies –, l'épistémè techno-capitaliste avait perdu l'idée d'un progrès humain issu des Lumières et contradictoire avec ses méthodes et ses résultats – sinon avec ses objectifs. Nécessité est alors d'y substituer un nouveau récit – selon la tendance du moment7 – pouvant porter l'enthousiasme de ses dupes, où robots étincelants et fusées interplanétaires feront office de lendemains qui chantent. La société alors ne se développe plus pour qu'advienne le bonheur humain, mais une production technologique jamais achevée dans son perpétuel essor. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter le discours bushien récurrent, n'hésitant pas à puiser sa rhétorique guerrière dans les vieux Buck Rogers de son enfance ("l'axe du mal") pour finir par annoncer la relance de l'exploration spatiale, l'installation d'une base sur la Lune comme prochain pas en direction de Mars. Grand amateur de science-fiction et technophile moi-même, pourquoi est-ce que cela ne m'enflamme pas ?

1. Frankenstein ou Le Prométhée moderne est le titre original du livre de Shelley.

2. sous-genre de science-fiction fondée sur l'extrapolation technologique réaliste.

3. surdoué informatique, plus ou moins subversif, souvent assimilé à pirate informatique.

4. groupes de fans correspondants avec les revues fondatrices de SF dès les années trente.

5. dessins animés japonais, équivalent aux mangas.

6. au cinéma actuellement 90% des publicités avant les films de SF concernent des téléphones portables et des kits de connexion ADSL (du moins en Allemagne où je réside).

7. cf. Une machine à fabriquer des histoires, Christian Salmon, le Monde Diplomatique, novembre 2006.


article publié dans Ecorev' #25 en janvier 2007

mercredi 8 novembre 2006

Mapping the Studio


"Si vous vous considérez comme un artiste, que vous travaillez

dans un atelier mais que vous n'êtes pas un peintre et que vous
ne commencez pas par tendre une toile, vous faites plein d'autres
choses, comme vous asseoir sur une chaise ou faire les cent pas…
Alors la question revient de qu'est-ce que l'art ? L'art est ce qu'un
artiste fait, à savoir être simplement assis dans son atelier…"
Bruce Nauman

L'exposition Mapping the Studio présentée cet été au Stedelijk Museum (plus exactement au SMCS, l'espace provisoire dédié au musée dans le quartier à haute densité de construction de la gare centrale d'Amsterdam, en attendant la réouverture en 2008 du musée original rénové sur Museumplein) présente comment deux générations d'artistes – celle des "dématérialistes" de 1965 à 1975 et l'actuelle – ont traité la relation de l'artiste à son atelier. La liaison entre ces deux générations se fait par le biais de la figure centrale de l'exposition, Bruce Nauman, dont l'œuvre de 2002 Mapping the Studio 1 - All Action Edit (Fat Chance John Cage) donne son nom au projet.

Il peut sembler étrange pour les artistes actuels – dont l'atelier est souvent condensé dans l'espace virtuel de leur ordinateur portable – que la nécessité de s'affranchir de l'atelier ait pu être aussi essentielle pour leurs prédécesseurs. Les manifestes1 qui fondent les travaux respectifs de Daniel Buren ou Robert Smithson – leurs interventions in situ dans l'espace urbain ou le paysage2, documentées par les photos et les films présentés ici – soulignent pourtant que le statut quasi-mythique qu'avait atteint l'atelier d'artiste dans la petite histoire de l'art moderne (de Montmartre à New York) était devenu un nouveau poids dont il fallait s'affranchir. Le débat sur ce qu'on a appelé les "artistes post-studio" que rappelle Wouter Davidts dans son essai publié dans le Stedelijk Museum Bulletin3 consacré à l'exposition, s'est finalement dilué dans l'évidence de la situation actuelle.

Si Buren, Smithson et autres land artists ont éliminé le studio aussi bien que le lieu d'exposition de leur démarche artistique, d'autres en ont fait leur matériel privilégié, comme Jan Dibbets avec sa série photographique Perspective Correction - my Studio 1 & 2 de 1969, ou Bruce Nauman qui propose sous forme de vidéos une série d'actions minimalistes réalisées par l'artiste dans son atelier – par conséquent immanquablement des œuvres artistiques selon sa conception. Celles-ci ont d'ailleurs d'autant plus de poids si on les met en parallèle avec son travail de sculpteur : la dématérialisation n'est pas ici un constat de fin de l'art désabusé. Les vidéos de la série que propose le Stedelijk ne sont pas les plus montrées, notamment Playing a note on the violin while I walk around the studio (1968).

Nauman a prolongé cette recherche jusqu'à nos jours et sa pièce éponyme et inspiratrice de l'exposition est à la fois d'une grande beauté et d'une totale simplicité (son hommage à John Cage dans le titre n'est pas fortuit). Dans une grande salle au cœur de l'exposition, sept projections grand format sur les quatre murs présentent son atelier vide, filmé de nuit sous différents angles. La seule activité qu'on peut parfois y déceler est un chat chassant des souris (qui sont à l'origine du projet de Nauman – pour qui donc potentiellement tout ce qui se passe dans son atelier fait œuvre). Au milieu de la pièce, baignant dans la lumière reflétée verdâtre caractéristique du night-shot, quelques chaises de bureau standard – noires, tournantes et à roulettes –, permettent pragmatiquement aux spectateurs de choisir et de faire évoluer leur point de vue, mais dans cette atmosphère fantomatique, leurs silhouettes évoquent aussi facilement les créatures extra-terrestres menaçantes d'Alien dans un repos temporaire… Cette installation minimale mais puissamment évocatrice d'un potentiel à l'œuvre ranime l'espace peu stimulant du SMCS tout en revendiquant une économie de moyen et un parti pris sensible et réfléchi sur le sujet.

L'œuvre de Gordon Matta-Clark, bien représentée par une série de vidéos sur ses découpages de bâtiments à Paris ou Anvers et son "restaurant artistique" FOOD à New York, enrichit la problématique du "post-atelier", qui offre en retour une relecture de son travail comme production d'un "atelier en creux" qui extirpe des échantillonnages du monde réel – le processus étant l'œuvre et la galerie n'en proposant que les traces.

Des artistes choisis pour représenter la génération contemporaine, retenons Joep van Lieshout et Rirkrit Tiravanija, tous deux au centre de collectifs, l'Atelier Van Lieshout et The Land Foundation. Après sa tentative contrariée de créer son utopie collective AVL Ville à Rotterdam, van Lieshout "récupère" son échec en travaillant désormais sur la contre-utopie Slave City pour laquelle il mobilise les valeurs qui ont rendu son projet précédent invalide, celles du capitalisme productiviste global. L'étape présentée au SMCS – une grande maquette de bâtiment intitulée Call Center - Slave University (Female) – poursuit son travail sur les espaces de production concentrationnaires et autarciques. The Land Foundation – installée en Thaïlande à l'initiative de Rirkrit Tiravanija – reste quant à elle optimiste quant à l'utopie artistique en invitant des artistes à y réaliser des œuvres fonctionnelles au service des habitants de Chiang Mai ; pas d'œuvre exposée à Amsterdam donc mais un espace de débat et de documentation sur le projet.

Étrangement, les références historiques de ces collectifs artistiques actuels, la commune Friedrichshof d'Otto Mühl et la Factory d'Andy Warhol ne sont que superficiellement évoquées, comme si elles étaient d'une telle évidence qu'un simple rappel en suffit – alors que la complexité et l'exemplarité de ces deux projets auraient mérité une présentation plus poussée –, mais peut-être s'agit-il déjà d'une autre problématique.

Outre celles des artistes évoqués, étaient aussi exposées des œuvres de John Bock, Tacita Dean, Robert Morris, Martha Rosler, Gregor Schneider, Gerry Schum, Richard Serra et Mierle Laderman Ukeles.

1. Fonction de l'Atelier, Daniel Buren 1971 - The dislocation of Craft and the Fall of the Studio in Sedimentation of the Mind: Earth Projects, Robert Smithson 1968.

2. Pour information, la fameuse Spiral Jetty (1970) sur le Lac Salé est à nouveau visible depuis la sécheresse de 2002.

3. The Myth of the post-Studio Era, Wouter Davidts, Stedelijk Museum Bulletin 23/2, mai 2006. L'essai propose une réflexion sur l'étymologie de studio – atelier d'artiste en anglais – qui retrouve son sens originel de lieu d'étude pour les démarches artistiques contemporaines après avoir désigné l'antre des génies spontanés romantiques puis modernes.



article inédit, août 2006

lundi 6 novembre 2006

Moskau Melnikov


L'exposition Moskau Melnikov présentée par la Wiener Städtische à la Ringturm de Vienne est un prolongement de la rétrospective de Milan de 2000 – en tournée en Europe depuis lors. L'exposition viennoise a le mérite d'être aujourd'hui au diapason du regain d'actualité regardant Konstantin Melnikov, à l'heure où se joue le sort de la fameuse maison moscovite de l'architecte soviétique, construite en 1927.

Suite à une succession troublée, il semble désormais acquis qu'appartenant par legs pour moitié à l'état russe, elle pourra être le siège d'un musée Melnikov permettant notamment enfin l'accès aux archives de l'architecte. Jusqu'au mois de mars dernier, il y avait fort à craindre qu'elle ne subisse le sort réservé par les spéculateurs immobiliers moscovites à l'architecture avant-gardiste ayant survécu à l'ère stalinienne (et qui n'épargne pas l'architecture antérieure d'ailleurs, près de 400 monuments historiques ayant été rasés à Moscou depuis la fin de l'URSS), à savoir la destruction pure et simple pour libérer des terrains à la valeur sans cesse ascendante.

Cette maison est emblématique de l'esthétique de Melnikov : ses deux cylindres verticaux imbriqués l'un dans l'autre et percés de multiples fenêtres hexagonales et d'une façade entièrement vitrée illustrent parfaitement comment l'architecte refuse la confusion entre la pureté géométrique et la simplification idéologique. Au cube, favorisé par les tenants de l'ordre, il préfèrera toujours le cercle et le triangle. La maison est bien documentée, puisque outre plusieurs maquettes – comme pour certains autres projets différentes versions permettent d'apprécier les espaces intérieurs aussi bien que les volumes extérieurs –, une vidéo exclusive comporte une visite guidée par le fils même de Melnikov qui y a vécu toute sa vie et s'est battu pour préserver l'œuvre de son père.

L'exposition ne reprend pas les maquettes de Moscou qui mettaient à Milan en valeur comment les projets de Melnikov, construits ou non, s'inscrivaient dans une pensée urbanistique qui n'a jamais pu se développer, suite à la disgrâce de l'architecte. Si donc le titre de l'exposition n'est pas vraiment approprié, la trentaine de maquettes réalisées par les écoles d'architecture de Stuttgart et de Delft1 – soit la totalité des projets de Melnikov, construits ou non – fait honneur à son travail. Un projet comme celui de la commande d'un garage au-dessus de la Seine – commande passée suite au succès de son pavillon soviétique de l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs (1925) – réputé irréalisable, trouve une interprétation en volume saisissante.

Melnikov fut évidemment accusé de formalisme par ses contemporains constructivistes, mais son souci à contre-courant de la forme lui a permis de donner une identité forte à chacun de ses bâtiments, notamment comme c'est le cas pour la série de six clubs d'ouvriers commandés par des corporations industrielles entre 1927 et 1929 – sa plus intense période de construction, qui fait de lui un des architectes de l'époque les plus présents à Moscou.

Ces commandes directes sans appels d'offre ni concours lui permirent de donner libre cours à son inspiration et d'expérimenter à chaque fois aussi bien dans l'expressivité des formes que dans la fonctionnalité – notamment dans une série de propositions pour moduler ses auditoriums grâce à des murs mobiles et des imbrications de volumes – clairement exposés ici grâce aux maquettes ouvertes. Les formes complexes de ces bâtiments s'avéreront difficiles à "staliniser" quand à partir des années 30 un certain nombre d'immeubles constructivistes se verront ajouter des pilastres et percer des fenêtres verticales pour se conformer aux canons de l'architecture néo-classique appelée désormais à exalter un pouvoir autoritaire, et non plus l'avènement de la société du futur.

Mais aussi il aura parfois été plus techniciste que les constructivistes, notamment dans le projet de tour pour le siège moscovite de la Leningradskaia Pravda (1924), avec ses quatre étages censés pivoter autour d'un axe en béton pour donner au bâtiment une géométrie variable. Ici Melnikov, anticipant la faisabilité technique du projet, demandait aux ingénieurs de se mettre au service des architectes pour rendre cette réalisation possible ! Le projet n'ayant existé que sous la forme d'un dessin de façade, il laisse une grande marge d'interprétation aux maquettistes – aussi deux versions différentes sont proposées à la Ringsturm.

Les années 30 auront été celles des grands projets officiels – aucun ne sera réalisé : l'architecture révolutionnaire de Melnikov l'était trop pour le pouvoir stalinien qui ne pouvait, par exemple, pas apprécier son projet pour le Palais des Soviets (1932). La structure de celui-ci, basée sur demi-cônes inversés, oppose celui posé sur sa base – l'ancienne hiérarchie tsariste – à celui se tenant sur la pointe glorifiant un pouvoir des masses sans domination – ce qui n'était pas vraiment la direction qu'avait prise l'URSS. Dommage que la maquette à l'échelle trop réduite ne permette pas d'appréhender le grandiose du projet qu'on rêve de pouvoir contempler en contre-plongée !

La clarté de cette exposition amène à penser qu'outre la qualité intrinsèque de l'architecture de Melnikov et l'inspiration que son œuvre ne peut manquer de générer, il est toujours important de pouvoir réexaminer le legs de l'avant-garde artistique et architecturale du début du XXe siècle, en une période où le modernisme quasi-centenaire a souvent une tendance jeuniste à vouloir encore se targuer de sa nouveauté – ce qui n'est plus ce qu'on peut revendiquer de plus pertinent.

À lire, le catalogue "Konstantin S. Melnikov and the construction of Moscow" publié en 2000 par Mario Fosso, Otakar Mácel et Maurizio Meriggi chez Skira, avec notamment d'intéressantes notes sur les partis pris de reconstitutions des maquettes.

1. La Faculté d'Architecture de l'Université de Technologie de Delft, Pays-Bas, et l'Institut d'Histoire de l'Architecture, Art et Design de l'Université de Stuttgart, Allemagne.

article publié dans L'Architecture d'Aujourd'hui #364, Mai 2006

lundi 14 novembre 2005

Effroi

sur l'exposition Effroi de Natacha Nisic au musée Zadkine, Paris, septembre 2005

Dans un monde apparemment ensemencé par les images, le statut de ces dernières ne saurait se limiter à ce qu’il suffit aux medias pour maintenir leur emprise. Les artistes oeuvrent à conserver une complexité du visible, d’autant plus nécessaire quand on aborde la question de la création continue de la mémoire et du présent contingent. Le visible et l’invisible coexistent, et sont tangents là où l’artiste – comme Natacha Nisic pour Effroi – met en œuvre "comment l’invisible est rendu visible lorsque la trace photographique prend la place de l’impression rétinienne : l’image se situe (…) dans un champ compris entre l’interprétation symbolique et le document1." Évidemment l’enjeu est de taille dès lors qu’il est question de rendre compte de l’atrocité des camps de la mort nazis.

Le travail photographique et vidéographique que Natacha Nisic propose au musée Zadkine – en résonance avec les œuvres du sculpteur – présente des vues calmes et banales de paysages ruraux, aux premiers plans desquels mare, réservoir ou rivière reflètent le ciel, et ce qui alentour relie ciel et terre. Mais avant même que nous ne pénétrions l’espace de l’exposition, un texte d’introduction prépare notre regard à ce que clairement nous ne pouvons pas voir dans ces images, tout indice y étant soigneusement évité : nous sommes ici sur le site du camp de Birkenau, soixante années après que l’entreprise d’extermination qui y était perpétrée soit exposée… Cette simple étendue d’eau qui pourrait refléter n’importe quel ciel d’Europe est un réservoir qui a recueilli les cendres des victimes incinérées, celle-la la rivière voisine qui en a charrié les surplus, cette autre celle d’une mare du voisinage… Même miroir.

Le propos de Natacha Nisic, semble alors être que les paysages n’ont pas de mémoire pour ceux qui n’en ont pas, qu’ils peuvent être les réceptacles des représentations humaines à conditions que celles-ci restent vivaces. Ils ne remplacent pas la mémoire active, il reste une connaissance à leur surimposer pour qu’ils prennent un sens, même le plus fort – et en l’occurrence l’effroi qui nous saisit devant la banalité de ces paysages quand est formulée l’histoire du lieu. Et que comme le paysage, l’image et l’œuvre d’art ont ici besoin du rappel même atone des faits pour que s’amorce leur pouvoir d’évocation. Est-ce une impuissance de l’artiste, du spectateur, ou de l’art lui-même ? Peu importe, ce n’est pas un échec, tout reste à inventer inlassablement pour explorer les obscurités toujours renouvelées de l’homme.

Sachant où nous sommes, les réflexions tantôt spectrales, tantôt majestueuses des arbres sur ces surfaces liquides évoquent cette inversion que Michel Tournier met à l’œuvre dans le Roi des Aulnes – cette désormais forte probabilité que tout ce qui à de la valeur pour nous, même la sérénité liée à la contemplation d’un paysage champêtre, puisse receler sa part d’horreur. Ces arbres reflétés dans les eaux de Birkenau nous montre alors leurs branches déployées dans des profondeurs ainsi révélées, car toute surface désigne un en-dessous, qui n’a pas besoin d’être l’Enfer des grands mythes pour être terrible, ici c’est un sol imprégné d’humain, littéralement, chimiquement, comme il en existe peu.

Mais un punctum à l’œuvre dans le paysage photographié – manifeste à l’image comme dans le texte de Natacha Nisic – élargit le propos et donne une autre dimension à la connaissance qui nous est donnée du contexte : l’eau photographiée du réservoir du camp de Birkenau nous retourne notre regard, par le biais d’un crapaud surgi inopinément (et révélé à l’artiste au développement), et qui se résume pratiquement à des yeux affleurant à la surface le l’eau grise. Alors que ces paysages pourraient facilement être ceux de l’oubli, voire de l’indifférence, peut-être révèlent-ils alors cette vigilance qui nous manque, et une conscience qui nous manque tout autant : être regardé par le monde. Probable que tout regard sur l’humain sera pour toujours accusateur, et en grande partie pour l’œuvre de mort mise en œuvre par les nazis, qui par son ampleur et son implacabilité a redéfini l’humanité à un niveau infiniment plus bas que jamais.

Si l’indicible de la Shoah reste un des mythes fondateurs de la postmodernité, qui en opposition à la modernité comme histoire en marche n’a cessé de proclamer des fins successives à l’histoire, celle-ci ne s’est pas arrêtée en matière de génocide. Entre autres et pour les plus visibles, le Cambodge ou le Rwanda ont manqué de moyens ou de temps, mais pas de férocité pour rivaliser avec le nazisme. Plus palpable pour nous si besoin est, la dernière guerre européenne en date, en Yougoslavie, a immédiatement pris les formes les plus barbares, à faire douter que cinquante années de travail de mémoire des crimes contre l’humanité perpétrés par le pouvoir nazi aient jamais su contribuer a l’édification des peuples. Dès lors il semble nécessaire que soit pensée encore et encore la mémoire de l’horreur de la solution finale, et que soit liée à cette pensée une épistémologie de cette mémoire, qui en fasse un outil intellectuel avec un but clair et précis : que ce ne soit plus jamais possible, car plus jamais concevable.

Aussi peut-on apprécier qu’historiens et artistes sachent se répondre les uns aux autres, dans une revivification constante de tous les enjeux liés à cette mémoire. Le catalogue d’Effroi fait ainsi appel à l’historienne Annette Becker, spécialiste de la mémoire de "La Der des Der", pour un court essai étayé de témoignages de survivants de camps d’extermination. Le catalogue prolonge l’exposition, et celui-ci est un très intéressant livre d’artiste, essentiellement une déclinaison des images de surfaces aquatiques de Birkenau en complément de celles exposées au musée Zadkine, et comprenant aussi un DVD de vidéos et d’ambiances sonores à la sombre simplicité.

1. Catalogue Effroi, Paris-Musées 2005.


article publié dans l'architecture d'aujourd'hui #361, novembre 2005

mercredi 10 novembre 2004

Silence


à propos de ViderParis de Nicolas Moulin

Paris vide !

L'œuvre de Nicolas Moulin, un diaporama de 50 photos retouchées par ordinateur, a souvent été reçue comme proposant, à partir d'un univers de science-fiction post-catastrophique, un discours sombre sur un avenir privé de l'humain, où ne subsiste que l'héritage de ses errements. Cela à première vue fait sens à condition que l'on s'en tienne à une science-fiction comprise dans sa tradition française – qui a bien renié l'héritage de Jules Verne plus vivant que jamais dans le cyberpunk anglo-saxon – qui s'attache essentiellement selon un penchant millénaire et dans une nostalgie a priori, à relater la faillite de l'actuel – en l'occurrence la faillite de la modernité. Est-ce donc un tel choc de voir les artères parisiennes tant chantées – auto-célébration ou clichés de chromos hollywoodiens – privées d'usagers, de fonction, mais surtout du cancer sémiologique urbain, panneaux, publicité, mobilier ? Quel vertige en effet dans ces rues désertes et murées de ne plus se voir assener à chaque instant, noyé dans l'habituel bavardage visuel, les injonctions criardes de l'ordre et de la consommation ! Jamais lassé de tenter d'actualiser trivialement le fantasme herméneutique – tout doit avoir un sens ! –, l'homo urbanistus se retrouve dans le Paris vidé de Nicolas Moulin soudain face à lui-même, et en l'occurrence face à un mur de béton.

Retrouvant les gestes des peintres renaissants ivres de lumière et de perspectives, l'artiste a non seulement effacé ces signes aériens qui encombrent l'espace vital même du citadin (les marquages au sol ont résisté au raz-de-marée), mais reconstitué soigneusement, pixel par pixel, ces parois de béton qui rendent la ville aveugle et muette. Mais les rez-de-chaussée murés privant la rue de son interface avec l'espace privé font de la ville un lieu 100% public, qui, l'instant de surprise passé, ne demande qu'à être habité par des post-citadins à la fois plus instinctifs et plus responsables, prêts à redistribuer les valeurs du collectif et de l'individuel, et surtout à réserver le sens pour la nécessité. Il est finalement bien question d'une utopie.

Avec ViderParis, Nicolas Moulin réalise une de ces sales blagues de potache à la moralité zen, une proposition de réduire la ville au silence pour se laisser pénétrer enfin, peut-être d'une essence, mais pourquoi aller si loin…

publié dans Tausend Augen #HS3, Novembre 2004

dimanche 14 juillet 2002

l'esprit qui danse

sur la performance thought/action de Frank van de Ven et Peter Snow

La performance que Frank van de Ven et Peter Snow ont présentée à Amsterdam, Bruxelles et Gand en juin 2002, thought/action (pensée/action) est une pure manifestation de ce que la transdisciplinarité peut offrir à la créativité sous toutes ses formes. Cela est d'autant plus flagrant que leur principe de construction (je l'entends dans le sens avant-gardiste de constructivisme, quand les processus d'élaboration, les matériaux de fabrication et les connections entre les différents éléments sont à la base d'une œuvre) sans être dominant ni ostentatoire est visible à chaque instant, comme cela n'est possible que dans l'improvisation. Des deux hommes, a priori l'un danse – une danse complexe, dynamique, en dehors de toute forme – et l'autre parle – un discours adressé indifféremment au public ou à son partenaire, qui questionne plus qu'il ne propose. Parfois ils se rencontrent, s'imitent, échangent leurs rôles pour un instant. C'est un moment de vie intense, à la fois absurde et familier, comme si tous les mouvements et toutes les pensées d'une journée se carambolaient en quarante-cinq minutes et dans vingt mètres carrés.

Il est malaisé de définir comment nous apparaît dans le travail de ces deux artistes cette spécificité esthétique et pratique qu'ils partagent et qui fait que tout en venant clairement de disciplines différentes, ils sont à même d'élaborer en commun une improvisation cohérente – et passionnante – à partir de ce chaos totalement ouvert de tous les mouvements que le corps peut offrir à la danse et toutes les paroles peuvent offrir au… théâtre (le terme peut sembler ici étrange mais peut-être devrait-il se rafraîchir enfin en s'appliquant à ce que Peter Snow propose ici plutôt qu'à cette forme morbide et boursouflée que nous connaissons encore en France).

On peut savoir en effet que Frank van de Ven, tout en perfectionnant sans cesse sa danse autant dans sa physicalité que dans son esthétique dans un parcours comprenant notamment neuf années au sein de la compagnie Maijuku du chorégraphe japonais Min Tanaka, est féru de philosophie et de s'alimente de lectures et de collaborations avec différents intellectuels, ou que Peter Snow quand il n'est pas metteur en scène, chercheur ou enseignant en spectacle vivant se soumet à la discipline du body weather, cet technique de recherche et d'expérimentation chorégraphique mise au point par le même Tanaka il y a une vingtaine d'années. On peut savoir aussi que les deux hommes ont commencé à travailler il y a quelques années pour différents projets, en Australie et en Europe, qu'ils en ont tiré des performances, des vidéos, un enseignement en commun, cela ne nous enseigne pas comment lors de ces trois performances, comme je le suppose lors de toutes les autres, ils ont pu tirer de l'instantanéité du faire cette matière si riche de mots et de danse qui se condense et se concentre avec chaque fois autant de justesse que de spontanéité.

Nous les voyons alors comme deux chiffonniers débarqués de l'univers de Beckett et qui sortiraient de leurs sacs de toile de jute des éléments disparates de la ferraille qu'ils ont glanée au cours de leurs pérégrinations, les jetteraient avec désinvolture sur le sol devant eux et les laisseraient prendre chaque soir une nouvelle forme qui s'avérerait toujours précise, émouvante, une œuvre d'art complète, éphémère et individualisée pour chaque présentation. Mais la seconde exemplarité de leur travail après la démarche transdisciplinaire est la dimension d'improvisation, totalement structurelle et rendant possible cette émergence de l'œuvre – personne, pas même Beckett, ne peut écrire ce qu'il se passe entre ces deux hommes, et ce qu'il se passe entre eux et le public. C'est dans cette découverte et cette invention d'eux-mêmes, à chaque fois et à chaque instant, qu'ils puisent cette énergie particulière, et c'est en se faisant alors les médiateurs entre le chaos des possibles et les spectateurs qu'ils sont dans un processus artistique abouti, dans ce subtil agencement du médium qui fait qu'ils se communiquent eux-mêmes au niveau de communication précis qui cherche à créer le spectateur le plus pertinent, dans une nouvelle occurrence de ce que Umberto Eco avançait au sujet des arts informels dans L'Œuvre Ouverte (Opera Aperta, 1965).

Depuis longtemps les musiciens remplacent le terme d'improvisation par celui de composition instantanée, qui met en évidence l'équivalence de la démarche en terme de complexité et de rigueur, augmenté alors dans le cas de l'improvisation par un rapport sensible au public spécifique et générateur, un tour de force intellectuel et émotionnel qui conjugue au moment et dans l'espace de la performance tout un univers de vécus, artistique ou non. S'il y a une musicalité dans le travail de Peter Snow et Frank van de Ven, elle n'est pas métaphorique, mais dans la mise en place de thèmes, l'évolution, le contrepoint, la résolution, les répons, le contre-chant... Il n'est d'ailleurs pas étonnant que le vocabulaire de la musique soit approprié pour évoquer ce travail, qui n'appartient plus à la danse ou au théâtre mais à l'art hors toute discipline. J'y retrouve là l'enseignement du body weather que j'ai évoqué plus haut et qui fait partir du bagage des deux hommes : lorsqu'il s'est agi de créer au tournant du siècle dernier la danse la plus réelle possible, les fondateurs du butoh sont allé invoquer toute forme de mouvement potentiellement contenu dans le corps humain, toute forme d'émotion de la psyché humaine, sur la base de ce que tous les corps ont en commun et peuvent se transmettre au niveau le plus élémentaire. Ici nous passons à une autre étape, une nouvelle forme de danse de l'esprit, avec cette même énergie cathartique, grotesque ou dramatique.

Dans l'intitulé de la pièce – thought/action – il serait bien entendu simpliste de cantonner le travail de Peter Snow au domaine de la pensée et celui de Frank van de Ven à celui de l'action : le contraire serait déjà plus intéressant, ne pas catégoriser est en définitive la meilleure solution. Nous sommes en fait confronté à deux formes de pensée/action qui se rejoignent aux niveaux de la pensée et de l'action qui deviennent des éléments plus caractéristiques du processus et du résultat que le fait que l'on assiste à de la danse ou du théâtre. Ce n'est bien entendu pas le sujet de ce travail qui serait alors bien bouclé sur lui-même : il est bien question ici d'une unité du vécu – ou du vivable – humain qui déborde largement le champ artistique et concerne tout un chacun – n'est-ce pas un invariant de la qualité artistique ? Il est de toute façon presque criminel de vouloir analyser ce à quoi assiste le spectateur et bienheureux celui qui verra en toute innocence – mais il est indispensable de s'offrir le luxe d'être innocent pour jouir de l'art – les prochaines représentations et vivra en toute intensité ce qui lui est proposé dans ce travail dont on attend les développements avec impatience.


article inédit, juillet 2002

dimanche 14 janvier 2001

L’espace expérientiel selon Min Tanaka


L’approche pluridisciplinaire des démarches artistiques et critiques a tout lieu de s’enrichir d’initiatives telles que celle qui a eu lieu en juillet 2000 à l’occasion de la venue du danseur et chorégraphe Min Tanaka au SMAK (Stedelijk Museum voor Aktuele Kunst) de Gand. Une œuvre puissante, éphémère et quasi anonyme s’est manifestée dans cette conjonction qui a eu lieu alors entre danse, arts visuels et vidéo, dans une synergie recréant chacune des disciplines invoquées – et dont les enjeux concernent le champ esthétique contemporain dans son ensemble. En se penchant sur ce travail, Tausend Augen poursuit ses investigations esthétiques qui, à partir du cinéma qui reste un ancrage important, nous amènent pourtant petit à petit à interroger un champ artistique et culturel de plus en plus large. Nous proposons donc à nos lecteurs de trouver, comme nous l’avons fait dans un domaine que nous abordons pour la première fois – la danse, dans une configuration complexe – la même dimension d’émotion artistique et de réflexion qu’ils accordent ordinairement à l’image en mouvement – laquelle n’est d’ailleurs pas absente de nos propos.


Min Tanaka et le butoh

Min Tanaka est un des représentants les plus illustres du butoh, courant de danse contemporaine né au Japon dans les années cinquante sur l'initiative de Tatsumi Hijikata – dont l’influence est primordiale pour Tanaka – et du toujours actif et réputé, malgré son statut de nonagénaire, Kazuo Ohno. Le butoh apparaît dans le Japon détruit par la guerre et occupé par les Etats-Unis, un pays dont la culture en pleine mutation après des siècles d’isolation est asservie à l’Occident victorieux. Pour une génération d’artistes opérant dans différents champs artistiques – les plus connus en Occident sont Yukio Mishima en littérature ou les plasticiens du groupe Gutai –, il est impératif de recréer des formes artistiques échappant à la fois aux schémas de la vieille culture japonaise impériale définitivement discréditée par l’alliance avec les nazis et la défaite, mais aussi aux diktats de la culture de l’ennemi, classique ou moderne.

Pour le danseur Tatsumi Hijikata, les propositions d’investigation de la modernité permettent de fonder une nouvelle forme de danse ne devant rien aux courants dominants de l’époque tout en répondant aux enjeux de ce qui est encore alors la logique de l’avant-garde. Héritière de la danse expressionniste allemande dans ses recherches les plus avancées – quand Mary Wigman, par exemple, fuyant le nazisme comme énormément d’artistes européens, a laissé sa danse s’affadir dans le contexte américain –, mais nourrie aussi, dans une recherche primitiviste, des danses traditionnelles ainu – ethnie opprimée occupant initialement le Japon et acculée dans le nord du pays, dans l’île d’Hokkaido –, ce qui est encore alors l’ankoku butoh, la danse des ténèbres comme la nomme Hijikata, se caractérise notamment par l’exploitation d’éléments physiques inusités par la danse occidentale.

Les notions, implicitement associées à la danse, de grâce, d’envol, de légèreté, de contrôle, d’aisance, de beauté sont dénoncées comme purement conventionnelles, et le butoh va s’attaquer au corps réel, aux mouvements fondamentaux, à la présence entière du danseur dansant, réalisant en danse le travail de modernité déjà en œuvre dans les arts plastiques ou la musique. Influencé aussi par Artaud, Sade ou Bataille, Hijikata redéfinit un érotisme primordial, violent, élémentaire, et affirme le projet subversif de s’attaquer à l’aliénation par le travail dans le système capitaliste là où elle se porte en premier lieu, c'est-à-dire sur le corps même du travailleur, la force de travail réelle dans son aspect le plus concret.

Tanaka est en quelque sorte le disciple maudit d’Hijikata : jeune danseur, ayant reconnu l’autorité écrasante du maître, il s’en éloigne afin de créer sa propre danse pour le retrouver dans les années 1980 : alors qu’Hijikata s’est plus ou moins retiré depuis quelques années, il reconnaît Tanaka comme son véritable disciple en lui offrant une chorégraphie, peu avant sa mort en 1986. Tanaka poursuit la quête du butoh au sein de Maijuku, une des compagnies de butoh les plus prestigieuses même si moins connue en Europe que Sankai Juku, Ariadone ou Dairakudakan ; restés fidèles à l’esprit subversif originel, Tanaka et ses danseurs, tout en réalisant des projets internationaux en collaboration avec d’autres artistes (Karel Appel ou Richard Serra pour les arts plastiques, Seiji Ozawa, Milford Graves, Cecil Taylor ou Derek Bailey pour la musique), retournent toujours à l’anonymat et l’expérimentation, notamment en travaillant à la Body Weather Farm, une ferme où ils se sont installés en 1985 pour développer leur conception particulièrement novatrice de la danse dans son élaboration et sa diffusion dans le cadre du festival d’été d’Hakushu.

Min Tanaka a, entre autres, récemment créé une nouvelle compagnie, Tokason Butoh Group, qui vient de terminer une tournée internationale avec leur nouveau spectacle Romance. Entre PS1 à New York et la Villa Médicis à Rome, il s’est arrêté une semaine à Gand sur l’invitation d’Emilie de Vlam, danseuse et responsable de l’association MA, semaine au cours de laquelle, outre deux représentations de Romance au SMAK et l’encadrement d’un stage exceptionnel de cinq jours pour des danseurs venus de toute l’Europe, lui et ses danseurs ont montré plusieurs spectacles de rue en groupe ou en solo dans le cadre du Festival International de Théâtre de Rue de Gand, une représentation de Fire Story à l’Abbaye Sint Baas, et quatre improvisations de Tanaka au SMAK à partir de quatre œuvres des collections ou exposées temporairement.


Conjonction artistique à Gand, Belgique

Une coïncidence a fait qu'Appel et Serra, amis et collaborateurs de Tanaka1, exposaient tous deux au SMAK dans la période de sa présence, ce qui a initié le projet de rencontre entre danse et arts plastiques dans l’espace muséal. Sur une proposition de Jan Hoet, directeur du SMAK, Tanaka a étendu ce projet à deux œuvres importantes de la collection du musée gantois, Wirtschaftswerte de Joseph Beuys et die toillette de Ilya Kabakof. Ces quatre improvisations ont été présentées dans l’après-midi du 24 juillet 2000, en présence de Karel Appel. La disposition des installations de Beuys et Kabakof limitant leur accès au public pendant le temps des performances2, il a été décidé d’avoir recours à la vidéo pour permettre au public d’assister en direct sur un moniteur aux moments pendant lesquels le danseur échappait à leur regard : ainsi s’est mis en place un dispositif multimédia permettant la rencontre à différents niveaux d’artistes qui, tout en œuvrant chacun dans son domaine propre, devenaient les acteurs d’une création collective, et amena les spectateurs à réenvisager chacun des éléments proposés selon les perspectives d’une nouvelle mise en espace3 : ce sont ces performances même qui nous intéressent tout particulièrement ici.

Cette rencontre est loin d’être anecdotique ou de ne valoir que par les grands noms des artistes y participant : elle semble tout à fait indispensable, et elle fonde – ou refonde, car tel est la grandeur et la servitude des arts expérimentaux de devoir réitérer leurs expériences jusqu’à ce qu’elles soient reconnues et acceptées – une discipline protéiforme et totale de recherche esthétique dont le matériau de base est l’expérience. Rares sont les artistes que la reconnaissance publique ne vitrifie pas dans un fétichisme vidant le rapport réel de l’œuvre avec son public pour y substituer une nébulosité d’informations extérieures qu’il faudrait avoir digérées complètement avant de retrouver la candeur du premier contact – quand c’est encore possible : très souvent il ne reste qu’un simulacre, une trace laissée en creux dans le brouillard/brouillage... Avez-vous été empêchés de marcher sur une sculpture plane de Carl André dans un grand musée parisien ? Avez-vous regardé une œuvre participative de Lygia Clark enfermée dans une vitrine avec, à côté de son cartel, une photo explicative d’une utilisation par le public désormais impossible ? Avez-vous dansé dans une installation de Kabakof ?

Être naïvement idéaliste et chercher une quelconque perfection de l’art dans son système de production et de diffusion ne peut produire qu’un romantique aveuglement qui n’est plus de mise à notre stade de modernité (on ne devrait plus tarder à être débarrassé du fantasmatique postmodernisme que certains utilisent encore pour le qualifier, voire le définir). Allons chercher et vivons l’expérience là où elle peut exister, comme elle peut exister. Joseph Beuys ne conçoit pas une installation comme Wirtschaftswerte pour qu’elle se délite dans l’ambiance de zoo d’un musée, il la crie comme un discours de matières et d’images, il la jette comme un caillou dans les engrenages de l’immense système de création de sens – dont il fait désormais partie, et ce caillou devient engrenage lui aussi, et son discours est posé sur une étagère. Mais le même romantisme moderne pourrait nous laisser désespérer de ne voir de fauves qu’en cage, si Beuys n’avait en fait très consciemment travaillé avec la matière même du musée4, comme il a travaillé avec la matière même de l’art, de l’enseignement, de la politique : c’est ce qui en fait un artiste de sa trempe et le laisse vierge des admirations les plus compromettantes.

C’est aussi ce que danse Min Tanaka : la matière même de l’expérience. Sa danse se fonde sur son assimilation de l’espace, l’offrande qu’il en fait à son corps et l’offrande que son corps en fait. Si vous vous joignez à la compagnie de Tanaka pour recevoir son enseignement, vous vous retrouvez dans une ferme dans la montagne à quelques heures de train au sud-ouest de Tokyo – la Body Weather Farm –, et dans votre emploi du temps pour quelques semaines, il y a un entraînement très physique et rigoureux, un travail d’expériences sensorielles à la recherche de la propre danse de chacun, et puis le travail de la ferme proprement dit. Tous les ouvriers agricoles sont aussi des danseurs, et réciproquement – et cela sans folklore, mais de façon très pragmatique. Rien à voir avec un quelconque retour à la nature, vous êtes ici pour la danse, la vraie danse, qui ne consiste pas à reproduire des mouvements étiquetés comme mouvements de danse, mais doit être créée par chacun à l’aide de la plus vaste banque de mouvements qui soit, celle des mouvements du travail agricole : telle est la proposition de Tanaka. Elle est aussi de développer une conscience de l’espace qui crée une danse spécifique pour chaque danseur, lui-même dans la spécificité de son corps et de son vécu, avec une sensibilité particulière à la nature dans sa complexité – sensibilité qui devient génie quand elle se confronte au travail artistique5.


Tanaka, Beuys, Kabakof + vidéo

Min Tanaka dansant un espace défini par Joseph Beuys par des objets/images/matières lisibles et ressentis à tant de différents niveaux n’en donne pas une interprétation, il invente – au sens des découvreurs de trésors – ce que Beuys n’y a pas mis mais dans son paradigme même, avec cette possibilité unique et incroyable de nier ouvertement le choix définitif de l’artiste pourtant essentiel dans sa démarche, pour actualiser le temps de la performance une tempête de potentiels et de virtualités. C’est-à-dire qu’il entreprend physiquement le travail mental du spectateur actif, tout en participant de la nature concrète de l’œuvre, sa plasticité, son adresse aux sens, et aussi de sa nature intellectuelle, dans sa demande de vigilance, l’attention qu’il requiert, qu’il provoque, qu’il fixe – un instant. Bref, il rouvre l’œuvre en en devenant la mesure humaine, quand réciproquement elle lui offre une combinaison de danse inédite, complexe, à sa mesure – certainement pas un décor, mais véritablement un partenaire comme le sont les danseurs avec qui il peut partager une scène. Et comme il s’en crée un avec un cadreur vidéo : l’installation de Beuys est dans une pièce réduite et l’accès en est limité, aussi y a-t-il un moniteur à l’extérieur pour une partie du public, et aussi Tanaka partage-t-il l’espace avec un autre corps qui en l’occurrence se meut mais ne danse pas, quelque chose d’un coyote ou d’un lièvre mort6.

Le cadreur est à la fois un super et un sous-spectateur. Mais celui-ci, particulièrement parmi d’autres qui immanquablement ont sorti leur caméra et filment aussi, est surtout dans l’espace de vision des spectateurs qui ne regardent pas l’écran, il n’est pas non plus comme si souvent le réel parasite de l’événement, mais aspiré, avec les images qu’il produit, par l’œuvre danse/installation qui lui ordonne d’être. Il est le pendant spatial, conceptuel et historique des portraits des bourgeois compassés du dix-neuvième siècle convoqués par Beuys, il sur-référencie le spectacle du 21ème siècle dans son ordinaire et son extraordinaire comme Tanaka et Beuys en balisent eux aussi les limites. Eux aussi, eux quand même, eux malgré tout, car ce ne sont guère les artistes qui définissent encore la perception du réel comme ce peut, ce doit être leur rôle, ou pas directement, pas avant d’avoir été pillé par les recycleurs et réducteurs d’idées qui nourrissent les médias. Mais une fois encore, inutile de pleurnicher sur l’étroite voie permise à l’art entre son propre réseau sclérosé et le monopole politico-commercial des médias : il faut au contraire intégrer cela à notre perception et notre intelligence de l’art contemporain, c’en est un paramètre important. Ce n’est pas par hasard que Min Tanaka s’affronte dans cette recherche à l’image vidéographique, et qu’il le fait dans cette relation triangulaire danse/installation/vidéo.

Tanaka et ses danseurs se méfient dans l’ensemble des images mécaniques du butoh et de son esthétisation qui en pervertit l’esprit originel – et qui fait la renommée de Sankai Juku par exemple (c’est pourquoi les photos accompagnant cet article ainsi que le portfolio qui le suit sont assez exceptionnelles !). S’il danse dans son fief d’Hakushu ou à Plan B, cette petite salle alternative de Tokyo où il se produit toujours régulièrement, il évitera photographes et vidéastes, même si lui-même documente et archive soigneusement son travail. Mais l’espace du SMAK, tout particulièrement celui-là, bastion du très médiatique Jan Hoet – notamment curateur de la Documenta IX –, dépasse de loin les trois dimensions physiques, ainsi que les œuvres y paraissant : diffusées sous toutes les formes photographiques et vidéographiques, via les catalogues, les plaquettes, les monographies, les cartes postales, les émissions télévisées, les documentaires, etc., elles appartiennent de plein droit à l’espace virtuel de l’information. Cela, même le très concret Tanaka dont la danse s’ancre dans le réel de l’espace et du corps plus que toute autre, ne peut l’ignorer.

Dès lors, il met en coïncidence les différents régimes d’espaces, mentaux autant que dimensionnels, tels qu’ils sont proposés par l’installation, par la danse et par leur mise en information par la vidéo. Dans l’improvisation qu’il propose pour l’installation d’Ilya Kabakof7, il commence à l’extérieur, devant un mur blanc, face aux spectateurs, à côté du moniteur diffusant sa propre image captée par le cadreur situé dans le même espace que lui : tous les acteurs sont réunis – public y compris. Dans cette longue et lente première partie, il balise l’espace, le mur, le sol, sa silhouette noire confrontée au blanc de l’espace insiste sur la dimension soigneusement graphique de la prestation – cela est encore accentué dans la vidéo qui propose une vue latérale ; dans l’espace conventionnellement neutre du musée, les anecdotes dont il semble tirer sa danse peuvent être les spectateurs eux-mêmes, certains entrent même dans le champ de la caméra. Ce public peut à chaque instant assister à la confrontation entre corps dansant et espace tridimensionnel et leur réduction vidéographique, leur recadrage, leur codage informationnel. Plusieurs fois, Tanaka se tient très près du moniteur dont l’écran entre dans le cadre, provoquant un effet de larsen désignant bien la matière électronique même de la vidéo.

Puis, toujours lentement, le danseur se dirige vers une des portes de l’installation dans laquelle il pénètre, suivi par la caméra, c’est par l’intermédiaire de celle-ci qu’il continue à s’adresser à un public resté à l’extérieur et qui maintenant se retrouve dans cette posture si familière du téléspectateur, mais avec – il faut l’espérer – une autre conscience d’une image authentiquement indicielle – parce qu’il faut ordinairement en douter – et de la réelle distance avec la réalité qu’il a pu littéralement vérifier. D’autant plus que Tanaka a changé de registre : l’espace s’est concentré autour de lui, saturé des babioles accumulées par Kabakof, dans cet étrange état de stase narrative caractérisant le travail de l’artiste russe et qui va maintenant posséder le danseur dans un micro-drame télévisé. L’espace condensé du moniteur est alors un réceptacle adéquat pour cette danse redensifiée, alors qu’un nouvel espace entre réel et média se crée dans la conjonction entre le visuel étrangement décalé d’une danse légèrement mais radicalement différée dans l’espace, hors de vue mais visible autrement, et le sonore qui reste direct – Tanaka bouscule meubles et objets, fait grincer portes et lits dans sa brusque tragi-comédie qui, comme cela avait été le cas auparavant avec Beuys, le fait autant trahir que confirmer Kabakof dans son jeu ambigu du potentiel. Puis le danseur soudain s’apaise, se tourne simplement vers la caméra dans un geste de profonde maîtrise de ce qu’il a bien voulu lui accorder et salue le public – toujours à quelques mètres et toujours invisible, mais avec qui le contact est resté entier, et qui se manifeste en bouclant le double jeu image/son par ses applaudissements.


Pertinence de l’expérience

La culture contemporaine est en un certain sens facilement analysable dans ses aspects très concrets de production et de diffusion, de par leur dimension technologique : ce qui échappe à la stricte mécanique des médias semble dérisoire. Rien apparemment qui ne soit rigoureusement fabriqué selon des procédés éprouvés, et dans des objectifs sinon avoués car inavouables, pour autant assez clairs, de l’autoglorification permanente du système éprouvé du médiatique et du capitaliste ; et ce qui passe par la télévision, est publié par la presse ou utilise tout autre média technologique ne peut clairement l’être qu’avec l’approbation de leurs propriétaires. Ce qui par extraordinaire arrive à se faufiler fortuitement dans le système est immanquablement réduit à un format qui en fin de compte le différencie difficilement du reste, et il faut admettre que ce qui n’utilise pas ce réseau est infime dans le flot d’information médiatique auquel il doit se mesurer. Pour rester acteur dans cette société, il semble indispensable de se positionner par rapport à cela, il serait illusoire de se vouloir neutre, de se tenir à l’écart. Tenir un discours sur le corps demande de l’appréhender aussi dans sa dimension mentale, et celle-ci est soumise à l’heure actuelle à une exceptionnelle pression médiatique : il ne semble pas impensable qu’en une journée on ait affaire à plus d’images de corps – photographiés ou filmés – qu’à des corps réels. Et ces images sont fortement orientées, elles ne sont pas reproductions de la réalité – d’ailleurs, pourquoi existeraient-elles si c’était le cas ? –, mais s’attribuent un niveau supérieur de réalité, celui du médiatique, et amènent alors à une conception décalée, inadaptée, inconfortable, du corps et donc du soi : qui peut résister à cela ?

Le travail du butoh et particulièrement celui de Min Tanaka – et ce pourrait être celui de toute forme de danse qui se revendique d’une démarche artistique – est un travail de libération du corps, dans le maximum de sens du terme. En alliant la puissance cathartique héritée des sources les plus primitives de la danse aux procès et intentions d’une démarche toujours radicalement contemporaine, Tanaka questionne inlassablement le corps avec la puissance de son médium et de sa pratique qui incarnent véritablement ce questionnement, le traduisent directement en influx nerveux, en réactions musculaires, en perceptions proprioceptives injectés dans le corps même du spectateur et qui rendent indiscutables la nécessité et l’impact de ce travail, ancrant tous les corrélats intellectuels qui ne manquent pas de surgir dans le plus concret du ressenti. Mais peut-il se mesurer aux corps apparemment omnipotents8, en images, des mannequins, sportifs, justiciers et autres surhommes qui, dans leur représentation continuelle, peuplent les écrans et les imaginaires ? Si son champ et sa force sont la réalité, il ne peut ignorer le réel du médiatique, et sait aller chercher ses adversaires sur leur propre terrain à deux dimensions : en s’introduisant dans l’espace muséal, plastique et artistique, puis dans celui informationnel de l’image électronique, Tanaka parcourt et unifie ces espaces pour qu’en un certain sens la réalité reprenne ses droits, que tout se retrouve mesurable à l’aune de l’expérience qu’il propose et qui est celle de tous, celle du corps, celle d’être dans l’espace en pleine conscience, celle de s’associer aux autres expériences de l’art ou des médias, de les apprécier et de les juger, de les transmettre sous de nouvelles formes mais au même niveau. C’est ainsi que, suivant la formule de Beuys, tout le monde est un artiste : en s’octroyant une valeur d’expérience personnelle à partir d’une œuvre qui devient aussi légitime que l’œuvre elle-même, et c’est ce qui valide l’art.

1. Richard Serra et Karel Appel sont associés à deux des spectacles les plus renommés de Maijuku, Haru no saiten (Le Sacre du Printemps), à l’Opéra Comique de Paris en 1989 pour le premier, et Peut-on danser un paysage ? à l’Opéra de Paris en 1987 pour le second.

2. Je prends ici et par la suite le terme performance dans son sens le plus large et tel qu’il est employé dans toute autre langue que le Français, c’est-à-dire de prestation publique, sans sa connotation de happening d’obédience plasticienne, et plus neutre que les termes spectacle ou représentation qui s’associent mal à la démarche de l’improvisation en danse telle que la conçoit Tanaka.

3. Il fallait bien entendu quelqu’un pour tenir la caméra face à Tanaka, ce fut l’auteur de ces lignes : à la fois plasticien, vidéaste et danseur – dans une pratique du butoh suivant les enseignements de Tanaka lui-même dont je fus l’élève –, j’étais sur place pour le tournage d’un documentaire consacré à sa venue à Gand ; c’est donc tout naturellement qu’il me fit l’honneur de m’associer à ce projet (voir aussi Tausend Augen #17).

4. Cette pièce est constituée de portraits peints pendant le temps de la vie de Karl Marx entourant une étagère en coin garnie d’emballages est-allemands ainsi qu’un bloc de plâtre comportant un coin en graisse. L’espace n’est pas accessible au public.

5. Min Tanaka qualifie ce travail de Body Weather, la météorologie du corps. Il considère le corps comme une entité non fixée, impossible à enfermer dans une méthode ou une esthétique, et développe tout son travail sur la nécessité qu’a chaque danseur de laisser se révéler sa propre danse au niveau le plus physique, le moins métaphorique. Cette recherche lui permet, ainsi qu’à ses successeurs, d’échapper à la sclérose qui réduit parfois le butoh à sa propre caricature, et qui est, hélas, ce qui en est le plus connu.

6. Référence aux œuvres de Joseph Beuys Comment expliquer la peinture à un lièvre mort et I love Amerika and Amerika loves me.

7. Cette installation reproduit de façon hyperréaliste un bâtiment de toilettes publiques converties en habitation, meublé et truffés d’objets quotidiens chargés d’histoires personnelles.

8. Voir à ce propos “Action bodies in futurist spaces : bodybuilder stardom as special effect”, Linda Mizejewski, in Alien Zone II, Verso 1999.



article publié dans Tausend Augen #21, janvier 2001